Bien qu’il fût sensible à la souffrance qui émanait de Rione, Geary eut un sourire sardonique. Il était conscient qu’elle ne voudrait pas de sa commisération, ni d’aucune manifestation laissant entendre qu’elle s’était montrée vulnérable. « Pour être franc, madame la co-présidente, sénatrice et émissaire de l’Alliance, vous vous faites parfois des amis. Pas facilement, certes, mais à l’occasion en dépit de tous vos efforts. »
Rione éclata de rire. « Nous revenons de loin, amiral. Maintenant, allons à Unité Suppléante. Mais, avant tout, il se trouve que je sais que vous allez recevoir un autre visiteur qui devrait arriver demain.
— Qui ça ?
— Quelqu’un de très haut rang. Qui pourrait même détenir ce à quoi nous aspirons le plus en ce moment, vous et moi. »
Dix
Le lendemain, Geary ne fut donc pas surpris de recevoir un appel de l’amiral Timbal lui demandant de passer à la station d’Ambaru pour une conférence de liaison aux termes très vaguement définis. Timbal vint l’accueillir dans la soute des navettes, congédia d’un geste les fusiliers et les soldats chargés de veiller à leur sécurité, et prit la tête dans les coursives curieusement désertes de la station pour le conduire dans ses entrailles. « Que pensez-vous de la situation en général ? demanda-t-il à Geary pendant le trajet. Il y a quelque chose que je tenais à vous montrer », ajouta-t-il avant que celui-ci eût pu répondre.
Il se fendit ensuite d’un flot de commentaires sur le statut d’Ambaru et des forces de Varandal qui étaient sous ses ordres, mais sans rien divulguer de bien important. Geary s’efforça de refréner sa curiosité, tandis qu’il lui emboîtait le pas dans un secteur de la station qu’il lui semblait reconnaître.
Ils s’arrêtèrent devant une écoutille de haute sécurité que Geary était sûr d’avoir déjà vue. Plusieurs soldats des forces spéciales terrestres se tenaient devant, sans leur cuirasse de combat mais tous armés et sur le qui-vive, comme le sont des hommes et des femmes entraînés à rester à l’affût de leur environnement et de toute menace potentielle.
« Qui y a-t-il là-dedans ? demanda Geary.
— Personne, répondit Timbal. Mais j’aimerais que vous y passiez quelques minutes. » Il se pencha pour lui murmurer à l’oreille : « Personne, mais celle qui ne s’y trouve pas est venue spécialement pour vous parler.
— Je vois. Je crois que je vais aller jeter un coup d’œil à l’intérieur. » Un des soldats des forces spéciales lui ouvrit l’écoutille en s’abstenant soigneusement de regarder dans le compartiment, et il salua Geary quand celui-ci y entra.
Une femme était pourtant assise dans cette chambre prétendument déserte. Geary se figea quand l’écoutille se fut hermétiquement refermée. « Sénatrice Unruh. Nous nous sommes déjà croisés, mais nous n’avons jamais été officiellement présentés. »
Unruh eut un sourire fugace. « Nous ne nous sommes toujours pas vus. Je ne suis pas ici. » Son regard semblait mettre Geary au défi de la démentir.
L’amiral se borna à hocher de nouveau la tête. Naguère, une telle situation l’aurait sans doute désarçonné, mais, après ses expériences de l’an passé, il avait appris à prendre sans s’émouvoir tout ce qui lui arrivait, du moins jusqu’à ce qu’il ait démêlé l’écheveau. « Vous n’êtes pas ici. Pourquoi les sénateurs Navarro et Sakaï n’y sont-ils pas non plus ?
— Parce qu’on les regarde comme de mèche avec vous, expliqua Unruh en se rejetant en arrière. Oui, le “Matois” Sakaï lui-même, qui, en règle générale, préfère dissimuler soigneusement ses pensées et ses penchants, n’a pu s’empêcher de laisser transparaître une inclination pour l’amiral Black Jack Geary qu’on ne pourrait mieux décrire que comme une sorte de foi en lui. De mon côté, je ne vous ai rencontré en personne qu’une seule fois, lors de votre interrogatoire par les représentants du Grand Conseil, et je n’ai jamais échangé de correspondance avec vous. Personne ne surveille mes faits et gestes par crainte que je me faufile en catimini pour parler au grand Black Jack au lieu de me défiler sournoisement pour aller consolider mon avenir politique en complotant avec de riches et influents donateurs dont il vaut mieux garder l’identité secrète.
— Et pourquoi n’êtes-vous pas ici au lieu de comploter avec ces riches donateurs ?
— Parce que, dans mon cas, la plupart d’entre eux n’existent pas, et aussi parce que nous… le Sénat, je veux dire… avons créé un monstre et que vous êtes notre seul et dernier espoir de l’arrêter.
— Les vaisseaux obscurs ?
— Oui, les vaisseaux obscurs, comme vous les appelez. Les rejetons d’une structure entièrement clandestine qui a rendu possible le programme de leur construction et lui a permis de rester dissimulé. Structure clandestine qui au demeurant, de manière assez inattendue, s’est révélée particulièrement ingérable. » Unruh fit la grimace. « Oh, il aurait fallu s’y attendre ! Au cours des dernières décennies, le gouvernement de l’Alliance a conçu une arme qui devait opérer de manière invisible. Elle s’est tellement améliorée que nous ne sommes plus certains nous-mêmes de savoir ce qu’elle fait.
— Ils ne rendent de comptes à personne ?
— Des “ils” très différents sont effectivement censés rendre des comptes à diverses “personnes”, admit Unruh. Mais ce n’est que très récemment que divers responsables de haut rang ont pris conscience qu’ils ne disposaient d’aucun moyen de vérifier si ces différentes organisations transmettaient réellement les rapports qu’elles étaient censées pondre. Je sais ce qu’on m’a appris concernant ma propre part de ce gâteau clandestin, mais je n’ai moi-même aucune possibilité de vérifier qu’on m’a bien dit tout ce qu’on aurait dû me révéler, ni même ce qui se passe à l’insu de ma soi-disant “surveillance”.
— Ne pourriez-vous pas exiger des réponses ? demanda Geary. Virer ceux qui refusent de vous les fournir ? »
Unruh se pencha, posa les coudes sur la table et fixa Geary. « J’ai des raisons plus que suffisantes de présumer que certains de ces individus me regardent déjà comme une des ennemis de l’Alliance dont leurs organisations doivent la protéger. Si je me dressais contre eux, j’ignore ce qu’il pourrait en advenir.
— Il y aurait donc déjà eu un coup d’État contre le gouvernement, gronda Geary. Qui commande à Unité ?
— Le Sénat, très bientôt, comme nous aurions tous dû le faire tout du long. Pourquoi croyez-vous que le gouvernement ne tenait pas seulement à réquisitionner la plupart de vos transports d’assaut, mais aussi la majeure partie de vos fusiliers, amiral ? Ce n’est nullement parce que nous cherchions à vous désarmer. » Unruh eut un sourire sans humour, un rictus qui dévoila ses incisives. « Bien au contraire. Un nombre conséquent de responsables de haut rang se sont enfin aperçus que ceux qu’ils redoutaient, ces combattants de première ligne qui, il y a belle lurette, ont décidé que le gouvernement de l’Alliance était pour beaucoup dans les problèmes qu’ils affrontaient, font en réalité partie des gens à qui nous pouvons faire entièrement confiance. Vous avez formidablement donné l’exemple de ce que devait être le soutien au gouvernement. Nous savons que vos fusiliers obéiront à ses ordres.
— Aux ordres légitimes, laissa tomber Geary.
— Absolument, convint Unruh. Pour parler crûment, nous voulons que ces fusiliers protègent le gouvernement contre certaines forces que nous avons créées nous-mêmes au nom de la protection de l’Alliance. Quand nous nous dresserons contre ceux qui nous ont trompés sur les programmes que nous avons approuvés et qui, sous le sceau complaisant du secret, ont bénéficié d’une latitude excessive, ces fusiliers devront nous garder, nos officines et nos personnes.