— Vous avez finalement compris qu’ils n’étaient pas vos ennemis ? demanda Geary. Que moi-même je n’étais pas votre ennemi ?
— Nous venons de traverser un siècle de guerre, amiral. Un siècle de terreur, d’attaques et de représailles, contre un ennemi capable de tout et de n’importe quoi, sauf de cesser les hostilités. Au bout d’un certain temps, tout et tout le monde vous paraît dangereux. Je veux que vous me promettiez, que vous me donniez votre parole d’honneur que vous vous plierez aux ordres légitimes et que vous ne vous dresserez pas contre le gouvernement. »
Geary fixa la sénatrice en fronçant les sourcils. « Pourquoi devrais-je le faire ? Combien de fois l’ai-je répété, tant aux représentants du gouvernement qu’en public ? Combien de fois ai-je donné la preuve que j’étais prêt à lui obéir et à le soutenir ?
— Certes, concéda Unruh. Vous l’avez fait. Mais, si je vous demande de le confirmer une nouvelle fois, c’est parce que d’aucuns continuent à vous craindre. Pardonnez-moi cet affront implicite à votre honneur. J’en demande pardon à vos ancêtres, qui pourraient se sentir insultés par cette insistance suggérant que vous pourriez vous conduire de manière déshonorante. M’accorderez-vous cette déclaration ?
— Je vous l’accorderai. M’écoutera-t-on cette fois ?
— Espérons-le. » Unruh se frotta les lèvres puis reporta son attention sur Geary. « Il faut que vous l’arrêtiez. La Flotte Défensive.
— C’est la désignation officielle des vaisseaux obscurs ?
— Oui. Y arriverez-vous ? J’ai visionné les rapports de Bhavan.
— Ma Première Flotte y a frôlé l’anéantissement. » Il vit briller une lueur d’inquiétude dans les yeux de la sénatrice. « Les vaisseaux obscurs y étaient supérieurs en nombre, flambant neufs alors que mes propres vaisseaux ont subi de nombreux dommages, que l’argent, le temps et les moyens de procéder à des réparations complètes m’ont toujours manqué, qu’on n’a remplacé que très partiellement les pertes dont la flotte a souffert, et que les IA des vaisseaux obscurs sont spécifiquement programmées pour me combattre personnellement. Depuis Bhavan, j’ai été incapable de pondre un scénario de simulation de combat où ma flotte triomphait d’eux sans être pratiquement éradiquée elle-même.
— Vous avez certainement un plan. Vous êtes Black Jack.
— Je n’ai jamais été le héros imaginaire que le gouvernement a créé de toutes pièces pour inspirer du courage à la population, rétorqua Geary. J’ai bien un plan, mais il est très risqué. Nous allons tenter de détruire la base des vaisseaux obscurs, leur ôter les moyens de se réparer et de se réapprovisionner, puis nous efforcer de repousser d’autres attaques jusqu’à ce que leurs cellules d’énergie soient épuisées. Mais, pour que ça marche, il faudrait déjà savoir comment gagner cette base, puis la frapper en leur absence.
— Vous savez où elle se trouve ?
— Nous en sommes pratiquement sûrs. Une confirmation serait la bienvenue. Ainsi que le moyen de s’y rendre. »
Unruh tendit la main et effleura quelques touches qui activèrent une carte céleste entre eux deux. Elle désigna le système binaire de l’index. « Ici. »
Geary opina. « Nous l’avions deviné.
— Vous avez trouvé Unité Suppléante ? Impressionnant. Je m’attendais à devoir soutenir une longue et pénible discussion pour vous convaincre de cette destination.
— J’ai déjà eu cette discussion. Sinon, vous auriez sans doute le plus grand mal à m’en persuader. Pour être honnête, ce sont les Danseurs qui nous l’ont montrée.
— Les Danseurs. » La sénatrice Unruh le dévisagea plusieurs secondes. « Vous savez pourquoi ?
— Non. Comment mener ma flotte à Unité Suppléante ?
— Par l’hypernet. » Unruh tendit l’autre main, qui contenait une disquette de données. « Le code du portail d’Unité Suppléante. Il autorisera les clés de vos vaisseaux à y accéder. »
Geary prit la disquette et l’étudia. « On m’avait dit qu’une fois une clé créée on ne pouvait plus la modifier. Comment ceci pourrait-il ajouter un nouveau portail ?
— Ceci n’en fait rien. Depuis la construction du portail d’Unité Suppléante, toutes les clés de l’hypernet de l’Alliance ont contenu ses données. Mais elles étaient bloquées, verrouillées par les contrôles des clés. Le code que je vous remets permet simplement à vos clés d’en prendre connaissance et vous ouvre sa destination en option. » Elle gesticula dans la direction générale de l’espace syndic. « Il fallait que ce soit ainsi conçu. Si le gouvernement s’était un jour replié vers Unité Suppléante afin d’y poursuivre la guerre, tous les vaisseaux rescapés de l’Alliance devaient être en mesure de s’y rendre aussi. Cette capacité était incorporée, dormante, quitte à l’activer en cas de besoin.
— Et le besoin se présente, conclut Geary en rangeant soigneusement la disquette. Mais pas à cause des Syndics.
— Non. » Unruh eut un geste courroucé. « De mutilations auto-infligées.
— Que pouvez-vous me dire d’Unité Suppléante ? Qu’y trouve-t-on exactement ? »
Cette fois, Unruh écarta le sujet d’un geste puis : « Je n’en sais rien. Il y avait, cachés dans le budget du programme clandestin, des projets de chantiers de construction pharaoniques. D’autres travaux ont été effectués avant mon époque et enterrés depuis sous une masse de données classifiées qui menace d’engloutir l’Alliance tout entière. Il doit y avoir aussi des installations orbitales permettant à un gouvernement restreint d’opérer. De quelle taille ? Tout dépend de ce qui était exigé des décennies plus tôt. Peut-être une cité orbitale. Probablement de taille plus réduite mais toujours assez conséquente. Une de vos missions, si vous pouvez la mener à bien en dépit de la menace des vaisseaux obscurs, sera de découvrir à quoi a servi et sert encore cette installation orbitale, et de répertorier les informations disponibles dans ses banques de données.
— C’est si moche que ça ? demanda Geary. Le gouvernement ignore ce qui se passe là-bas ?
— Nous ne sommes pas sûrs de le savoir, amiral. » La sénatrice Unruh avait l’air gênée de l’admettre. « C’est une immense galaxie, et, bien que l’Alliance n’en occupe qu’une toute petite partie, cette partie reste colossale à l’échelle humaine. Le gouvernement de l’Alliance s’est dispersé très tôt sous la pression de la guerre. Compte tenu du nombre incalculable de responsables, d’organisations, de services, d’officines et autres centres de commandement dans tant de systèmes stellaires constamment attaqués ou sous la menace d’attaques des Syndics, et des délais incontournables dans la coordination et la gestion des situations sur de si nombreuses années-lumière, la bulle a depuis longtemps éclaté. Nous allons tenter de la rafistoler, mais c’est une tâche monstrueuse.
— Je comprends, dit Geary. Je dois seulement me soucier de ces installations orbitales ? Il n’y a ni planète habitable ni installations au sol dans ce système stellaire ?
— Pas selon mes informations. Mais celles-ci ne sont en rien exhaustives. » La sénatrice imprima à ses lèvres un sourire sarcastique. « En réalité, j’ai rencontré un individu qui refuse mordicus de confirmer ou d’infirmer l’existence de planètes habitables à Unité. »
Geary la dévisagea d’un œil incrédule. « Il est de notoriété publique que le système d’Unité dispose de deux planètes habitables. Tout le monde le sait. C’est dans tous les guides interstellaires.
— Ce qui n’impressionnait pas le moins du monde notre bonhomme, amiral. Que tout le monde connaisse une information censément confidentielle ne suffit pas à interdire qu’on songe à la reclassifier. » Unruh donna un instant l’impression d’avoir envie de frapper quelqu’un, puis son visage s’éclaira et elle reporta son attention sur Geary. « Seuls nos ancêtres savent quelles autres informations ont aussi été classées top secret. Maintenant, pour en revenir au sujet qui nous occupe, par le passé, le gouvernement de l’Alliance aurait donc construit à Unité Suppléante des installations de soutien pour permettre à tous les vaisseaux rescapés de l’Alliance de l’y rejoindre. On y aurait stocké d’importantes réserves. Nous vous avons sciemment laissé un contingent d’infanterie parce que ces fusiliers seraient les mieux qualifiés pour investir ces installations si besoin – ce qui s’est vérifié –, et, croyez-moi, obtenir ce résultat sans trahir nos intentions ne s’est pas fait sans mal. Nous n’avons pas la première idée des défenses dont disposent ces installations, mais nous sommes au moins certains de l’absence de militaires humains. »