— Nous allons donc sauver l’Alliance ? » demanda Desjani.
Conscient qu’elle faisait allusion au mythe selon lequel Black Jack reviendrait « sauver l’Alliance », il la fixa d’un œil morne. « Oui.
— Parfait. Je tenais seulement à en avoir le cœur net. Quand partons-nous ?
— Je dois d’abord vérifier où en sont nos réparations et notre réapprovisionnement, répondit Geary. Mais les mêmes précautions prévalent. Il faut laisser aux vaisseaux obscurs le temps de réparer et de quitter à nouveau leur base. Au moins encore une semaine, me semble-t-il. »
Tanya le prévint d’un regard : « Ils reviendront vous traquer. Si nous attendons tout ce temps, ils risquent même de se pointer ici. »
Hideuse perspective. « Vous avez raison. Voyons si nous ne pouvons pas plutôt nous mettre en route dans le courant de la semaine. »
De retour dans sa cabine, Geary appela le capitaine Smyth. « Une semaine maximum. Je veux que tous les vaisseaux soient sortis des bassins de radoub et prêts à partir.
— Amiral, j’aimerais… Peu importe. Ça peut se faire, mais tous les problèmes ne seront pas réglés. Vous serez toujours confronté à d’éventuels dysfonctionnements des systèmes de vos vaisseaux, tels que cette panne de l’unité de propulsion principale du Téméraire à Bhavan.
— Je comprends. Faites au mieux.
— À vos ordres, amiral. S’agissant des fonds…
— Je tiens d’une source autorisée que les fonds dont nous avons besoin devraient se matérialiser très bientôt, affirma Geary. Par des canaux officiels. »
Smyth eut l’air impressionné. « Comment y êtes-vous arrivé ?
— J’ai demandé poliment. »
En dépit de la mise en garde de la sénatrice Unruh le prévenant que les vaisseaux obscurs pouvaient encore s’informer de ses faits et gestes, Geary n’avait aucun moyen de dissimuler les préparatifs exigés par une offensive impliquant toutes les forces subsistantes de la Première Flotte. Il prit néanmoins la précaution d’en cacher au moins un aspect en convoquant personnellement, au lieu de recourir à des coms qui risquaient d’être écoutées, deux officiers dans sa cabine de l’Indomptable.
En chair et en os, le colonel d’infanterie Rico arborait la même mine sérieuse que sur son portrait officiel. Le commandant de la troisième brigade se tenait au garde-à-vous, donnant l’impression de n’être jamais réellement détendu. Ce n’était pas une tension nerveuse, mais plutôt une manière de vigilance de chaque instant, comme si quelque chose d’important risquait de lui échapper s’il baissait sa garde ne fût-ce qu’une seconde. Chez un homme manquant de confiance en soi ou n’en accordant que peu à autrui, cela aurait sans doute donné un chef agité, perpétuellement craintif, qui ferait vivre un enfer à ses subordonnés. Mais Rico transpirait une solide assurance qui rendait cette attitude plus réconfortante qu’inquiétante.
Le capitaine de corvette Young, commandant du transport d’assaut Mistral, était plantée à ses côtés. D’un comportement bien plus nonchalant que celui de Rico, elle donnait l’impression d’avoir eu affaire aux fusiliers assez souvent pour éprouver à leur égard une sorte de lassitude teintée d’exaspération.
À l’instar de nombreux officiers de Geary, ils avaient l’air bien trop jeunes pour leur grade. Un siècle plus tôt, il avait connu une armée en temps de paix où les promotions n’arrivaient que très lentement et où l’on servait plusieurs années dans le même grade. Mais cette longue guerre, qui n’avait que très récemment pris fin, avait imposé ses exigences : le rythme élevé de décès des officiers supérieurs réclamant, pour boucher les trous, l’avancement accéléré des plus fraîchement émoulus.
L’amiral fit signe à Rico et Young de prendre un siège. « Nous faisons face à un problème compliqué.
— Qu’attendez-vous de l’infanterie spatiale, amiral ? demanda Rico en s’asseyant dans une posture tout aussi rigide que la précédente.
— Et où devons-nous les conduire pour faire leur boulot ? » s’enquit Young, s’attirant un regard en biais amusé de Rico.
Geary s’assit face à ses deux officiers. « Vous venez tous les deux de faire très exactement ce que j’attendais de vous, en me prouvant que vous étiez dans les meilleures dispositions possibles. Que savez-vous des vaisseaux obscurs ?
— Tout ce que vous nous en avez exposé, amiral, mais rien par expérience personnelle. Nous n’avons pas participé aux batailles d’Atalia et de Bhavan, et nous n’avons été témoins que partiellement de celle de Varandal. » Rico désigna l’espace extérieur d’un coup de menton. « Et nous avons entendu les rumeurs qui ont circulé.
— Et qui ne sont guère optimistes, ajouta Young. J’ai discuté avec des amis présents à bord de bâtiments qui ont livré combat aux vaisseaux obscurs, amiral. Tous s’accordent à dire qu’ils sont plutôt coriaces.
— C’est exact, convint Geary. Néanmoins, nous avons découvert leur base et nous savons comment y accéder. »
Les yeux de Young se rivèrent sur lui. « Et c’est pour cela qu’il vous faut un transport d’assaut. » Ce n’était pas une question mais une affirmation.
« Une grosse installation conçue pour le contrôle et le commandement devrait orbiter autour de l’étoile depuis laquelle ils opèrent. Elle abrite sans doute une forte population et doit répondre à une grande variété de fonctions.
— Abordage d’une installation orbitale, opina Rico. C’est dans les cordes de la troisième brigade. Une seule ?
— Il y aura probablement un tas d’autres structures orbitales, mais celles-là serviront à la seule logistique des vaisseaux obscurs. Surtout des hangars et des entrepôts. Il n’est pas exclu que des gens encore en place y soient toujours coincés. Ça pourra ressembler à une opération de sauvetage d’otages ou à une évacuation en cas d’incendie. Ce sera aussi une mission de collecte d’informations, consistant à recueillir tous les renseignements disponibles dans les bases de données de ces installations. Le général Carabali affirme que la troisième brigade est la mieux qualifiée, quoi qu’on lui oppose. »
Rico opina derechef. « Quel genre d’informations cherchons-nous, amiral ?
— Tout ce qui nous tombera sous la main. Ça ne m’est pas destiné. Le gouvernement a construit ces installations, il en a perdu le contrôle et il aimerait savoir ce qui s’est produit.
— Oui, amiral. » Que le gouvernement ignorât ce qui s’était passé dans une de ses propres installations n’avait pas l’air d’étonner le fusilier.
« Combien d’évacués, amiral ? s’enquit Young. Si le Mistral est déjà chargé de troupes d’assaut, il ne restera plus beaucoup de place pour de nouveaux passagers.
— Je ne sais pas, répondit Geary. J’aurais aimé disposer d’un second transport d’assaut, vide celui-là. Mais je n’ai que le Mistral. »
Young resta quelques secondes silencieuse, à fixer le vide avec intensité. « Tout dépend du nombre, amiral. Il y a des moyens d’entasser des gens en surnombre et de donner temporairement aux supports vitaux un coup de pouce suffisant pour prendre en charge la charretée. Ça ne fera plaisir à personne, mais, du moment que ça ne dure pas trop longtemps, nous pouvons doubler la capacité du transport.
— Ce qui exigerait de réduire le contingent de fusiliers à son bord, objecta Rico.
— Les places dans le bus sont limitées, déclara Young. Même si tout le monde restait debout, je ne pourrais pas continuer à entasser des passagers sans surcharger les supports vitaux et rendre l’atmosphère irrespirable. Vous autres troufions tenez à pouvoir respirer, j’imagine ?