Quarante vaisseaux des Danseurs venaient d’émerger à Varandal par le point de saut pour Bhavan. Leurs ovoïdes parfaits scintillaient sur le fond noir de l’espace, disposés en une formation alambiquée qui leur conférait l’aspect d’un collier d’énormes perles filant dans le vide avec la plus impeccable des coordinations.
Il gagna en quelques minutes la passerelle de l’Indomptable. « Comment diable les Danseurs sont-ils arrivés à Bhavan ? » demanda-t-il.
Tanya Desjani l’y avait devancé. « La réponse ne va pas vous plaire. »
Le général Charban était déjà là, lui aussi. Il tourna vers Geary un regard dépourvu d’émotion, comme bien décidé à ne plus se laisser épater par ce que faisaient les Danseurs. « Selon vos experts, amiral, ils ne viennent pas de Bhavan.
— Ils sont pourtant bien arrivés au point de saut pour Bhavan », insista Geary.
Charban désigna le lieutenant Castries, qui affichait une mine embarrassée. « Amiral, quand les Danseurs sont sortis du saut, nous avons capté une étrange signature.
— Une étrange signature ? » Geary plaqua les mains à son front. « Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Quand un vaisseau émerge de l’espace du saut, il émet toujours une petite décharge d’énergie. C’est insignifiant et nul ne sait vraiment ce qui la provoque, si bien qu’on ne s’y intéresse pas.
— Jaylen Cresida avançait l’hypothèse qu’elle était peut-être produite par une sorte de friction causée par le transit dans l’espace du saut », précisa Desjani. Assise, elle s’appuyait du menton à une paume. « Comme l’a dit le lieutenant, l’effet est si infime qu’on se contente de l’enregistrer et de l’ignorer. »
Geary hocha la tête avec impatience. « D’accord. Je me rappelle qu’il y avait eu un projet de recherches à ce propos avant… avant Grendel. Mon vaisseau de l’époque y participait. Mais je n’ai jamais entendu parler des résultats. »
Castries pointa son écran du doigt. « Nos systèmes nous ont signalé que la signature énergétique des vaisseaux des Danseurs, quand ils sont sortis de l’espace du saut, était bien plus marquée qu’elle ne l’aurait dû, et que ses mesures de densité étaient également très inhabituelles.
— Affichez sur mon écran, ordonna Geary en s’asseyant pour fixer les données d’un œil sombre à mesure qu’elles s’inscrivaient. Enfer, qu’est-ce que c’est que ça ?
— Nous… Nous ne savons pas, amiral.
— Les vaisseaux des Danseurs ont-ils déjà émis cette signature énergétique en quittant le saut ?
— Jamais, amiral. »
Charban s’éclaircit la voix. « Les Danseurs ont demandé avec insistance d’être conduits sur la Vieille Terre afin d’y rapatrier la dépouille d’un explorateur qui avait participé, des siècles plus tôt, aux premières recherches sur la propulsion par sauts, amiral. Il était manifestement resté très longtemps dans l’espace du saut avant d’en ressortir dans un secteur de la Galaxie occupé par ces extraterrestres.
— Je ne suis pas près de l’oublier », grommela Geary. Se retrouver piégé dans l’espace du saut était sans doute le scénario le plus cauchemardesque que pouvait envisager un spationaute. Le sort de cet antique astronaute coincé jusqu’à son trépas dans cette grisaille infinie avait bouleversé tous ceux qui en avaient eu vent. « Une petite minute ! Seriez-vous en train de me dire que les Danseurs ont sauté jusqu’à Varandal d’un trait, non pas depuis Bhavan mais depuis leur propre territoire ? Qu’ils seraient restés des mois durant dans l’espace du saut ? Nul être au monde ne le supporterait.
— Nul être humain au monde », rectifia Desjani.
Geary se tourna vers elle. « Je m’étais demandé quel effet avait l’espace du saut sur les Danseurs. Y a-t-il une autre explication à leur arrivée ici ?
— Ils auraient pu procéder par sauts successifs d’étoile en étoile à partir de la région de l’espace qu’ils occupent, avança-t-elle, mais tous ces sauts et ces transits par de nombreux systèmes stellaires exigeraient si longtemps qu’il leur aurait fallu entamer le voyage il y a un an.
— Auraient-ils trouvé le moyen d’emprunter l’hypernet syndic ? Disposeraient-ils d’une clé syndic ?
— Oui, amiral, mais pourquoi auraient-ils sauté jusqu’ici depuis Bhavan plutôt que d’Atalia ou d’une autre étoile de l’espace syndic ? »
Geary reporta le regard sur Castries. « Combien de temps un saut unique prendrait-il exactement, de l’espace des Danseurs à Varandal ? »
Elle eut un geste d’impuissance. « Nous l’ignorons, amiral. Nous ne pouvons qu’extrapoler à partir des sauts que nous effectuons d’une étoile à sa voisine, mais nous ne savons pas s’il existe une corrélation directe entre les distances de notre univers et celles de l’espace du saut, ni ce qui se produit quand on saute vers une étoile bien plus éloignée du point de saut qu’on emprunte.
— Pouvons-nous au moins détecter si les points de saut nous permettent de gagner ces étoiles plus distantes ? s’enquit Desjani.
— Je vais tâcher de me renseigner, commandant. Mais rien dans nos systèmes de navigation ne nous l’indique.
— Cela étant, nous n’avons jamais cherché à le savoir, n’est-ce pas ?
— Non, commandant. J’ignore même si nous saurions comment nous y prendre.
— Quarante vaisseaux, lâcha Geary, se concentrant de nouveau sur l’ordre du jour. Général Charban, nous devons impérativement savoir pourquoi ils sont ici, comment ils sont venus, pourquoi ils sont ici, ce qu’ils veulent et pourquoi ils sont ici.
— Dans cet ordre ? demanda Charban.
— Oui. Je veux des réponses, général. Les Danseurs nous ont orientés vers Unité Suppléante. Certains d’entre eux ont déguerpi précipitamment. Et maintenant un groupe plus important de leurs vaisseaux apparaît sans prévenir en se servant manifestement d’une méthode de la propulsion par sauts qui nous échappe. Je veux savoir à quel jeu ils jouent et s’ils nous regardent comme des équipiers ou comme des pions dans ce jeu.
— Amiral, nous cherchons à le découvrir depuis notre première rencontre.
— Allez chercher cette fille aux cheveux verts, suggéra Desjani. Vous savez, celle qui repère des trucs que personne ne voit. Elle nous aidera peut-être à mieux cerner les Danseurs.
— Le lieutenant Jamenson ? Ce n’est pas une mauvaise idée. Nous devons quitter Varandal dans quelques jours pour une mission d’importance, général. Je ne peux pas abandonner ce système aux mains de quarante vaisseaux extraterrestres. Il me faut ces réponses d’urgence.
— Je ferai mon possible », promit Charban.
Arracher le lieutenant Jamenson des mains du capitaine Smyth ne se fit pas sans mal cette fois. Croulant sous la montagne de travail exigée pour permettre à la flotte de quitter Varandal dans quelques jours, ce dernier ne tenait pas à se séparer de sa plus précieuse assistante. Geary, quant à lui, refusait de s’aliéner un subordonné aussi compétent que Smyth en se contentant de lui en donner l’ordre. « Vous êtes conscient, capitaine, que, si le lieutenant Jamenson ne m’aide pas à comprendre pour quelle raison les Danseurs sont revenus à Varandal, la flotte ne pourra sans doute pas appareiller à la date prévue, de sorte que tout le travail que vous avez fait n’aura servi à rien ? »
Smyth céda.
Dès qu’il apprit que Jamenson se trouvait à bord, Geary prit le chemin du compartiment spécial réservé aux communications avec les Danseurs. Le personnel affecté à la sécurité des systèmes de la flotte avait été horrifié d’apprendre que le logiciel des Danseurs pouvait se modifier lui-même pour s’adapter au matériel humain, si bien qu’un diktat de fer avait aussitôt été émis, ordonnant qu’on évitât aux équipements de la Première Flotte tout contact matériel avec ce logiciel.