Le lieutenant Jamenson était déjà sur place, assise avec le général Charban et Tanya Desjani à la longue table qui supportait ce dispositif de communication bien particulier. « Qu’est-ce que ça donne ? demanda Geary. Depuis leur émergence, les Danseurs mettent le cap droit sur l’Indomptable à 0,2 c. Ils seront bientôt sur nous.
— Par bonheur, ils n’ont donné aucun signe de renforcer leurs boucliers ni d’alimenter leurs armes en énergie, ajouta Desjani. Mais voir une bande de vaisseaux extraterrestres foncer sur une trajectoire d’interception de mon bâtiment ne laisse pas de m’inquiéter.
— Qu’ont-ils dit ? » s’enquit Geary.
Charban soupira assez profondément pour moucher les bougies d’un gâteau d’anniversaire. « Rien qui trahisse des intentions hostiles. Les Danseurs se sont montrés amicaux, comme d’habitude. Ils nous ont envoyé un très long message qu’on pourrait traduire par “Salut. Contents d’être ici. Comment allez-vous ?” Je leur ai demandé la raison de leur venue. “Nous sommes en mission, m’ont-ils laconiquement répondu. Quelle mission ? Une mission importante.” Amiral, pourquoi ne me tireriez-vous pas dessus pour mettre fin à mes tourments ? »
Desjani secouait la tête. « À quoi bon venir jusqu’ici si ce n’est pas pour nous tenir un discours à peu près compréhensible ? »
Un lourd silence s’ensuivit.
Le lieutenant Jamenson avait longuement fixé le matériel de com avant de poser une question à Charban : « Ce truc nous montrerait donc la traduction en mots humains des messages que nous adressent les Danseurs ? Puis-je m’en servir pour écouter les originaux ?
— Les originaux ? Dans la langue des Danseurs, voulez-vous dire ? Oui, c’est possible. Nous les écoutions au début, tout comme leur traduction, mais nous avons cessé de le faire parce que ça ne nous avançait en rien. Pourquoi ?
— Je ne sais pas trop. Peut-être est-ce sans importance. Mais je me suis aperçue que je n’avais jamais écouté un de leurs messages à l’état brut. Dans la mesure où je n’ai pas essayé et que rien de ce que nous avons tenté jusque-là ne nous a avancés…
— C’est à peu près aussi sensé que tout ce qui concerne les Danseurs, reconnut Charban. Mais je dois vous prévenir que certains des sons qu’ils émettent ne pourraient sans doute pas être reproduits par la voix humaine. Voilà. Vous voyez cette touche qui dit “origine”. C’est pareil qu’“original”. Et cette autre commande dirigera le son vers vous. Elle fera apparaître une fenêtre avec le contrôle du volume et ainsi de suite.
— Merci, mon général. »
Jamenson se penchant sur l’équipement pour prêter intensément l’oreille, Charban se retourna vers Geary. « J’ai demandé aux Danseurs comment ils étaient venus. “Nous avons voyagé, ont-ils répondu. Par quel moyen de locomotion ? Nos vaisseaux.”
— Ils se paient notre tête, affirma Desjani. Ils doivent se gondoler à bord de leurs bâtiments en nous imaginant en train de chercher à comprendre leurs messages.
— À quoi peut bien ressembler le rire d’un lousaraigne ? se demanda Geary en se rappelant la gueule féroce de ces extraterrestres mi-loups, mi-araignées. Vous leur avez parlé d’Unité Suppléante ?
— Je leur ai parlé des “étoiles multiples”, répondit Charban. “Vous avez observé ? ont-ils demandé. — Oui. — Très bien.” »
Le nouveau long silence qui s’ensuivit fut brisé par Jamenson. « Ils ont l’air différents, déclara-t-elle, pas comme si elle venait de faire une découverte, mais comme si elle n’avait aucune idée de ce qu’elle avait trouvé.
— Qu’est-ce qui paraît différent ? lui demanda Charban.
— Leurs messages. » Jamenson se tourna vers les trois officiers, le regard perplexe. « Quand j’écoute le premier qu’ils nous adressent chaque fois, au début d’une conversation, il est toujours assez long et il a quelque chose de… musical.
— Les sons de la langue des Danseurs…
— Non, général. Pardonnez-moi, mais il ne s’agit pas de ça. Ces messages d’ouverture ont une sorte de tempo, ils donnent la même impression… (Jamenson chercha laborieusement les mots justes) … que si quelqu’un récitait une chanson.
— Ou un poème ? proposa Desjani.
— Peut-être, commandant. Mais ensuite, une fois qu’on leur a répondu, la transmission suivante est… plate.
— Plate ? répéta Geary.
— Oui, amiral. Oh, écoutez par vous-même ! Vous vous rendrez compte. »
Sans chercher à dissimuler son scepticisme, Charban se pencha de nouveau et appuya sur une touche. « Allez-y, passez-les. Nous entendrons tous, maintenant. »
Geary se concentra tandis que le premier message des Danseurs était rediffusé et que des sons étrangers à la gorge humaine se répercutaient sourdement dans le compartiment. « Vous avez raison, lieutenant. Il y a bien une espèce de scansion. Comme un…
— Un instrument de musique qui articulerait des mots ? demanda Desjani, intriguée.
— Et voici maintenant leur réponse à notre accusé de réception », dit Jamenson.
On entendit à peu près les mêmes sons, sauf que, cette fois, même s’ils exprimaient la même langue, ils produisaient une impression différente. « Plat, dit Geary. Je vois ce que vous voulez dire, lieutenant. Mais qu’est-ce que ça signifie ? »
Charban réfléchissait, le front plissé. « S’ils nous chantent quelque chose pour entamer une conversation… Certains animaux le font, n’est-ce pas ?
— Les oiseaux, affirma Desjani. Les insectes, quelques mammifères et ces bêtes d’une planète du système de Kostel. Ils chantent pour s’identifier, pour se transmettre des informations, pour s’accoupler…
— J’espère sincèrement que ce n’est pas le propos des Danseurs, dit Charban.
— Peut-il s’agir de chants ? demanda Jamenson. De chants a cappella ? » Elle repassa un des messages d’ouverture.
Geary prêta encore l’oreille aux étranges tonalités du langage des Danseurs, dont les inflexions fusionnaient, se chevauchaient, grimpaient dans les aigus et emplissaient derechef le compartiment. « Ça doit avoir une signification. Quelque chose que ne rend pas leur logiciel de traduction.
— Pourquoi leur logiciel n’en rendrait-il pas compte si c’est important ? demanda Desjani. Parce que ça leur semble couler de source ?
— Peut-être, répondit Charban, dont l’expression changea aussitôt. Nous-mêmes faisons ça sans arrêt quand nous présumons qu’il n’y a pas lieu d’expliquer ce qui tombe tellement sous le sens que tout le monde saura de quoi il retourne. Veulent-ils… Se pourrait-il que les Danseurs s’attendent à ce que nous leur répondions en chantant ?
— Comme les oiseaux, dit Jamenson. Ainsi que l’a dit le commandant. Le premier lance un trille et un autre répond, si bien qu’ils savent l’un et l’autre à qui ils ont affaire, puis ils continuent de communiquer en chantant. Mais, si le second ne répond pas par un trille ou un sifflement, le premier réagira différemment.
— Ça n’a rien d’un oiseau, objecta Desjani en désignant l’image d’un Danseur.
— Mais si c’était justement là le problème, commandant ? Qu’en les regardant nous continuions à penser “loup”, “araignée” et “beurk !” parce que c’est ce qu’ils nous évoquent ? Et que, subconsciemment, nous présumions que leurs actes et leur façon de s’exprimer correspondent à l’image que nous nous faisons d’eux ? Pourquoi leur comportement devrait-il refléter cette image subjective ? Ce sont des extraterrestres. »