Charban secouait la tête, manifestement désarçonné. « Si férocement que je me le sois interdit, j’ai continué d’avoir cette image dans la tête. Vous avez absolument raison, lieutenant. Si les Danseurs ressemblaient à des chats, je m’attendrais à ce qu’ils se conduisent et communiquent en chats. Et, s’ils raisonnaient plutôt en chevaux, je mettrais complètement à côté de la plaque.
— Ils voudraient que nous leur répondions en chantant ? demanda Desjani d’une voix empreinte de scepticisme. Mais il n’y a pas de musique.
— On peut au moins essayer, dit Jamenson. Peut-être pas par une vraie chanson, mais en leur adressant un message avec du rythme, des notes, des…
— Des motifs, conclut Charban. C’est de cela que sont faites les chansons. Elles établissent des motifs. De sons et de mots. La musique. On peut la définir en termes de mathématiques et de rapports entre les notes.
— Les poèmes aussi, non ? ajouta Jamenson. Certains, tout du moins.
— Et nous savons très bien désormais l’importance que revêtent les motifs aux yeux des Danseurs ! Leurs principes de communication ne peuvent que le refléter, bien entendu ! Peut-être s’agit-il d’une sorte de poignée de main verbale ! “Salut, je suis aussi un être de raison et j’aimerais m’entretenir avec vous de sujets intelligents !” Il faut absolument tenter le coup. Avez-vous des chanteurs dans la flotte, amiral ? » demanda Charban.
Geary se tourna vers Desjani, laquelle se fendit du geste universel de l’ignorance humaine. « Il doit bien y en avoir quelques-uns. Aucun de mes officiers, en tout cas, à en juger par leurs prestations lors de nos soirées de karaoké.
— J’ignorais que vous organisiez des soirées de karaoké à bord de l’Indomptable, dit Geary.
— Si vous entendiez mes lieutenants et mes enseignes s’essayer au chant, vous comprendriez pourquoi nous n’en avons pas tenu depuis belle lurette, répondit Desjani. Vous pourriez envoyer un message à tous les vaisseaux de la flotte, et je vérifierai moi-même si quelqu’un dans mon équipage revendique un talent de chanteur.
— J’aimerais autant ne pas trop perdre de temps à chercher des chanteurs avant de mettre cette idée à l’épreuve.
— Je vous en supplie, ne me regardez pas, geignit Jamenson. Si on m’abreuve d’assez de whiskey, il m’arrive de me risquer à chanter, mais les bruits que j’émets pousseraient tout extraterrestre qui se respecte dans un rayon de cent années-lumière à rentrer chez lui. Pourquoi pas des poètes ? Des poèmes marcheraient peut-être. Le lieutenant Iger écrit des haïkus. »
Tous les yeux la fixèrent.
« Le lieutenant Iger écrit des haïkus ? » finit par s’étonner Geary. Quelque part, ça ne collait pas avec l’image de sérieux et de simplicité que donnait l’officier du renseignement.
« Oui, amiral. Ce genre de poèmes. Ils sont assez bons, ajouta Jamenson. Ses haïkus, je veux dire. Il a vraiment l’âme d’un poète. Je crois.
— Le lieutenant Iger ? lâcha Desjani d’une voix incrédule.
— Oui, commandant.
— Parfait. » Desjani soupira. « Je suggère qu’on fasse monter ici notre officier du renseignement pour vérifier s’il est capable de pondre de jolis poèmes pour nos lousaraignes chantants. »
Convoqué d’urgence, le lieutenant Iger se présenta dans la salle de conférence un poil hors d’haleine. Ses yeux se portèrent d’abord sur le lieutenant Jamenson et ses brillants cheveux verts, lui arrachant un sourire spontané qui s’évanouit dès qu’il se rendit compte de l’identité des autres personnages présents. Il tourna vers Geary un visage à l’expression sempiternellement grave et composée. « Vous m’avez fait demander, amiral ?
— C’est exact, répondit Geary en désignant le général Charban du doigt. Nous aimerions que vous preniez place auprès du général et que vous composiez un poème pour les Danseurs. »
Iger battit un instant des paupières avant de recouvrer la voix. « Amiral ?
— Asseyez-vous avec le général Charban et écrivez un poème pour les Danseurs, répéta l’amiral. Pour quel genre de poèmes êtes-vous le plus doué ? Les haïkus ? Quelque chose comme ça ?
— Pour les Danseurs ? » Iger piqua un léger fard. « Amiral… c’est juste un passe-temps… un loisir. Je n’ai aucun talent.
— Le lieutenant Jamenson affirme le contraire. »
Iger en tressaillit de surprise et coula un regard vers Jamenson. « Vraiment ? Je… Bon, d’accord, amiral, je vais essayer. Un poème pour les Danseurs.
— Le général Charban et le lieutenant Jamenson vous expliqueront », ajouta Geary en lui faisant signe de les rejoindre.
Desjani et lui regardèrent les lieutenants Iger et Jamenson se concerter avec Charban. « Qui aurait pu croire qu’Iger avait l’âme… euh… poétique ? murmura Tanya à l’oreille de Geary.
— J’ai l’impression que c’est précisément le lieutenant Jamenson qui a révélé à Iger ce recoin secret de son âme, laissa froidement tomber Geary.
— Eh bien… Ouais, les femmes peuvent produire cet effet. Nous prenons un caillou brut et nous le polissons jusqu’à en faire un diamant. Et si ça ne marchait pas, amiral ?
— Nous ne nous retrouverions pas dans une situation pire qu’avant. »
Assis, le lieutenant Iger se passait la main dans les cheveux, l’air plongé dans un profond désarroi, tandis que Jamenson lui parlait à voix basse, la mine encourageante. Le général Charban, quant à lui, s’était renversé dans sa chaise et feignait de ne pas s’intéresser à eux.
Iger finit par se lever. « Amiral, je crois que ceci suffira à leur communiquer le message que le général Charban cherche à leur transmettre. Hummm…
» Noir est l’hiver.
» Que cherchent ici
» Nos amis des lointaines étoiles ? »
Rayonnante, le lieutenant Jamenson fixait Iger d’une manière qui parut à Geary relever de la fierté possessive, le général Charban hochait la tête d’approbation et Tanya elle-même souriait. « Pourquoi cette allusion à l’hiver ? demanda Geary.
— C’est de tradition dans les haïkus, amiral. Il y a souvent une référence à la saison et je me suis dit…
— Très bien. Je me posais seulement la question. Transmettez-le. »
Charban entra le haïku dans l’émetteur puis on patienta. « Quand ils veulent répondre, ils le font d’ordinaire assez vite, déclara Charban. Et les vaisseaux des Danseurs ne sont plus qu’à deux minutes-lumière de nous, si bien que la distance ne devrait entraîner aucun délai important. »
Une alerte carillonna. Charban enfonça la touche d’une tape et lut avidement. Il sourit, soupira puis inclina la tête vers la table, l’air prodigieusement fatigué.
« Qu’est-ce qui cloche ? s’enquit Geary.
— Avez-vous une petite idée de ce que m’ont coûté, en cheveux et en heures de sommeil, mes tentatives pour améliorer les communications avec les Danseurs ? » demanda Charban, la voix partiellement étouffée par le dessus de la table. Il se redressa, poussa un autre soupir puis se remit à lire. « Voici la réponse des Danseurs…
» “Maintenant nous parlons clairement,
» Quand ensemble, côte à côte,
» Nous réparons le motif.” »
Charban secoua la tête, écœuré. « Je me fais l’effet d’un bel imbécile.
— Personne n’y avait pensé jusqu’ici, dit Geary. Lieutenant Jamenson, je vais vous accorder une promotion, même si ça doit me tuer.
— Voici le message suivant ! » s’écria Jamenson, décontenancée. Une autre alerte avait retenti.
Charban le lut cette fois directement à haute voix. « “Il faut arrêter les esprits froids,