» Cette erreur est ancienne,
» Nous combattons à vos côtés.”
— Là, c’est parfaitement limpide ! s’exclama Iger d’une voix surprise.
— Ils sont venus nous aider à vaincre les vaisseaux obscurs, dit Geary. Je n’arrive pas à croire qu’ils aient attendu tout ce temps de nous entendre leur répondre en chantant.
— C’est sans doute leur conception d’une discussion sérieuse, déclara Charban. Tant que nous négligions d’imposer un motif rythmique à nos propos, nous devions leur donner l’impression que nous ne tenions pas à aborder des sujets importants. Nous usions à leurs oreilles d’un babil de nourrisson et ils nous répondaient sur le même ton.
— Tâchez de découvrir ce qu’ils veulent dire par “combattre à vos côtés”, ordonna Geary. Formulez la question de manière aussi poétique qu’il vous plaira, mais je veux savoir s’ils entendent par là qu’ils consentent à se placer sous mes ordres ou bien s’ils comptent opérer de manière indépendante sur le champ de bataille. Il faut leur faire comprendre que nous partons dans quelques jours pour Unité Suppléante. Et essayez aussi d’apprendre s’ils ont sauté directement à Varandal depuis un système stellaire de leur territoire.
— J’ai déjà une liste de questions à leur poser longue d’un kilomètre, affirma Charban. Mais j’accorderai la priorité à celles-là. Que pensez-vous de “Cette erreur est ancienne” ?
— Nous ne sommes pas la première espèce qui cherche à se décharger sur des machines de sa responsabilité dans les massacres, fit observer Desjani. Les conséquences sont manifestement assez terribles pour que les Danseurs s’efforcent d’aider l’humanité à mettre un terme à ses tentatives dans ce sens.
— Quelqu’un de chez eux aurait-il aussi confié à des IA le contrôle total de leurs armes ? se demanda Geary à haute voix.
— Ce sont des ingénieurs-nés, fit remarquer le général. Et vous connaissez les ingénieurs. Est-ce que ça ne serait pas cool de pouvoir fabriquer ça ? Essayons donc ! L’imagination s’exalte à cette perspective et, conséquemment, on ne pose pas toujours le dilemme : est-ce vraiment une bonne idée ou bien une ineptie ?
— Ils nous ressemblent peut-être beaucoup à cet égard, convint Geary. Lieutenant Iger, vous travaillerez directement, avec le général Charban et le lieutenant Jamenson, à faciliter la communication avec les Danseurs. Cette tâche prendra la priorité sur toute autre assignation.
— À vos ordres, amiral ! » Iger n’avait pas l’air de trop s’offusquer à la perspective de travailler la main dans la main avec Jamenson pendant une durée indéterminée. « Mes chefs pourront gérer mon service du renseignement en mon absence et ils me préviendront s’ils découvrent quelque chose. »
Geary et Desjani se retirèrent pour arpenter de nouveau les coursives de l’Indomptable ; Tanya regardait autour d’elle d’un air inquiet. « Ils vont encore cibler mon bâtiment, affirma-t-elle.
— Ça ne fait aucun doute. Notre objectif est de détruire leur base en leur absence, lui rappela-t-il. Du moins en l’absence de la plupart. Nous démolissons leur structure de soutien logistique, et, à un moment donné, ils finiront par se retrouver suffisamment à court de cellules d’énergie et de munitions pour nous permettre de les éliminer.
— Et si nous en trouvions encore beaucoup à notre arrivée ? demanda-t-elle. Ces quarante vaisseaux de Danseurs sont sans doute un renfort bienvenu, mais ils ne sont pas assez nombreux pour équilibrer le rapport de forces.
— Voilà une prudence bien inhabituelle de votre part, fit remarquer Geary.
— J’ai un mauvais pressentiment. » Elle fixa le pont en fronçant les sourcils, incitant quelques matelots qui passaient à l’inspecter eux aussi du regard, en quête d’un détritus qui aurait pu y traîner. « Comme le jour où nous sommes allés à Prime avec Bloch aux commandes.
— Nous allons tomber dans une embuscade, selon vous ?
— Je n’en sais rien. Mais il faut bien tenter le coup, n’est-ce pas ? Le temps joue contre nous. »
Il n’avait pas atteint sa cabine que Charban l’appelait. « Les Danseurs nous accompagnent à Unité Suppliante, triomphait-il pour une fois. Ils ont le sentiment qu’on aura besoin d’eux et que la destruction des “esprits froids” est un objectif trop important pour qu’on prenne le risque d’échouer dans cette mission.
— Opéreront-ils sous mes ordres ? demanda Geary.
— Non. Ils tiennent à garder toute latitude pour opérer indépendamment. »
Au tour de Geary de soupirer. « Je ne peux pas les obliger à m’obéir. Si jamais les vaisseaux obscurs défendent leur base, leurs quarante bâtiments seront de toute façon d’une aide inestimable. Et, s’ils nous accompagnent, je n’aurai pas à expliquer la présence d’une armada extraterrestre à Varandal pendant que j’emmène la flotte ailleurs.
— Une armada extraterrestre amicale, souligna Charban.
— Je vous laisse le soin d’en informer la presse.
— Non, merci, amiral. Sans façon. Communiquer avec les Danseurs est une tâche si cruciale que je répugnerais à perdre mon temps avec des journalistes », gazouilla benoîtement le général.
Trente-cinq heures plus tard, la Première Flotte rassemblait ses presque deux cents vaisseaux dispersés sur diverses orbites du système de Varandal et s’ébranlait. L’Indomptable, pivot autour duquel tous prenaient position, se maintint sur la sienne pendant que les autres viraient pour s’en rapprocher et former une sorte de treillis où les armes de chaque bâtiment renforçaient celles de ses voisins et où aucun ne risquait d’être agressé par de nombreuses unités ennemies.
En temps normal, Geary s’enorgueillissait de la disposition précise et efficace de sa flotte. La formation présente avait l’aspect d’un énorme cylindre comprenant treize croiseurs de combat, vingt et un cuirassés, vingt-quatre croiseurs lourds, quarante-quatre croiseurs légers et quatre-vingt-onze destroyers. Le transport d’assaut Mistral était niché profondément au cœur du cylindre, aussi protégé que possible d’une attaque. Néanmoins, les formations humaines, si élégantes fussent-elles, avaient toujours l’air grossières et pataudes à côté d’une disposition de vaisseaux des Danseurs. Pour l’heure, les quarante bâtiments ovoïdes avaient eux aussi adopté la forme d’un cylindre, comme pour mettre en exergue leur association avec ceux de Geary, mais il émanait de leur formation une impression de perfection nonchalante qui lui donnait l’apparence d’un vol de créatures ailées impeccablement synchronisées. Quand les Danseurs manœuvraient, ils se montraient à la hauteur de leur surnom : leurs vaisseaux glissaient avec fluidité dans l’espace, évoluant selon de complexes chorégraphies qui paraissaient pourtant naturelles et non le fruit d’une planification et de l’entraînement.
« Frimeurs », grommela Desjani. Elle-même était une pilote à l’habileté notoirement reconnue, mais, comparés à ceux des Danseurs, ses talents semblaient pâlir.
Geary se garda sagement de relever le commentaire. Ils se trouvaient de nouveau dans la salle de conférence, où une carte céleste montrant les icônes des deux formations, humaine et extraterrestre, flottait juste devant les yeux de chaque commandant de vaisseau.
Combien de fois avait-il tenu une telle conférence ? Combien de fois tous ses commandants avaient-ils ainsi braqué les yeux sur lui, dans l’attente de ses ordres, d’un peu d’espoir et d’inspiration ? Pourquoi était-ce toujours aussi difficile ?
« Comme je vous l’ai dit à notre dernière réunion, nous avons localisé la base des vaisseaux obscurs, se lança-t-il. Nous avons découvert le moyen de nous y rendre et nous allons à présent la gagner, détruire leurs installations de soutien logistique et tous les vaisseaux obscurs qui s’y trouveront encore. Nous emmenons avec nous notre dernier transport d’assaut et assez de fusiliers pour occuper la station que nous nous attendons à trouver sur place, recueillir le plus d’informations possible et procéder au sauvetage de tous ceux que les vaisseaux obscurs y auraient piégés.