Tous ces arguments étaient parfaitement sensés. Geary ne voyait aucune raison d’élever des objections. Pourtant, tout en réfléchissant à sa réponse, il était la proie d’une curieuse anxiété. Il finit par mettre cette impression sur le compte de son incertitude quant au dénouement d’une nouvelle bataille contre les vaisseaux obscurs et il hocha la tête. « Vous avez parfaitement plaidé votre cause. Il y aura pour vous toute la place souhaitable à bord du Mistral puisqu’il n’emporte que deux bataillons de fusiliers. Je ne sais vraiment pas pourquoi l’idée ne m’était pas encore venue de vous prier de vous y transférer.
— Je sais à quel point vous aimez m’avoir à portée de la main, amiral », ironisa Rione, tout sourire. Desjani se renfrogna davantage.
« Je devrai me passer quelque temps de votre compagnie pour le bien de l’Alliance, rétorqua l’amiral. Je vais prévenir le colonel Rico et le capitaine Young que vous travaillerez avec eux. Capitaine Desjani, pourriez-vous arranger pour la sénatrice Rione le départ immédiat d’une navette vers le Mistral ?
— Tout le plaisir est pour moi ! aboya Tanya. Avec votre permission, amiral. » Elle salua puis s’éloigna à grands pas dans la coursive. La sentant d’humeur exécrable, les matelots s’égaillaient pour la laisser passer.
« Pourquoi faites-vous ça ? demanda lourdement Geary à Rione.
— Ce doit être compulsif, répondit-elle. Pardonnez-moi. C’est une bien minable façon de vous remercier de votre hospitalité. » Elle croisa son regard. « Bonne chance, amiral. Dites au capitaine Desjani que je regrette les problèmes que j’ai pu lui poser. »
Elle prit congé à son tour, laissant Geary la suivre des yeux en essayant de se remémorer la dernière fois où il l’avait entendue appeler Tanya par son nom.
Geary s’était demandé comment il réagirait si les vaisseaux obscurs faisaient brusquement irruption par le portail de Varandal au moment où sa propre flotte s’en approcherait. Or, alors que la Première Flotte et l’armada des Danseurs arrivaient à proximité de l’énorme structure que les hommes appellent un portail et qui n’est en réalité qu’un immense anneau de centaines de torons abritant une matrice de particules sous la forme requise, aucune menace n’en jaillit.
« Nous revenons dès la mission achevée », transmit Geary à l’amiral Timbal. Le message n’atteindrait Ambaru que dans plusieurs heures.
Desjani avait déjà affiché les contrôles de la clé de l’hypernet. « Unité Suppléante a été sélectionnée en tant que destination de la flotte, amiral. Le champ de l’hypernet a été réglé assez largement pour inclure toute la Première Flotte et les vaisseaux des Danseurs. Nous sommes prêts à partir dès que vous en donnerez le signal.
— Merci, commandant. Activez l’hypernet. »
Tanya enfonça la touche et les étoiles disparurent.
Douze
On ne ressentait strictement rien de cette sidération qui caractérise l’entrée dans l’espace du saut et le retour dans l’espace conventionnel, pas plus que ne se déployait autour des vaisseaux sa grisaille infinie, ni que de mystérieuses lumières n’apparaissaient aléatoirement. Il n’y avait que le néant, littéralement rien, hors de la bulle dans laquelle voyageait la flotte. En réalité, comme on l’avait expliqué à Geary, la flotte ne voyageait pas au sens propre. Elle s’était trouvée devant un portail, celui de Varandal, elle l’avait emprunté, et, dans quelques jours, tous ses vaisseaux émergeraient de celui d’Unité Suppléante sans, techniquement, s’être déplacés entre les deux.
Si étrange que fût l’espace du saut, la mécanique quantique qui présidait au fonctionnement de l’hypernet était, d’une certaine façon, encore plus déconcertante.
Geary se redressa et se détendit : rien ne pourrait les atteindre durant les prochains jours et, réciproquement, tout leur resterait inaccessible. Ce qui adviendrait adviendrait. « Ce départ est un soulagement », fit-il observer à Tanya.
Elle releva les yeux et se tourna vers lui. « Ne comptez-vous pas prendre un peu de repos ?
— Si fait. Dussé-je appeler le docteur Nasr pour qu’il m’administre de quoi m’assommer pendant un bon moment.
— Parfait. Je n’aurai donc pas à le convoquer pour lui demander de vous poser un patch de somnifère. Espérons que vous ne rêverez pas de vaisseaux obscurs.
— Je vais rêver de quelque chose d’entièrement différent, j’imagine », répondit Geary en lui coulant un regard en biais.
Elle secoua la tête, l’air agacée. « Vous êtes toujours à bord de mon bâtiment, amiral. Tâchez de garder à vos rêves une tonalité professionnelle.
— Vous voulez rire, n’est-ce pas ? » Il n’attendit pas la réponse, guère persuadé ni même désireux de vouloir la connaître.
Une fois dans sa cabine, il s’allongea sur sa couchette et fixa le plafond en espérant avoir pris la bonne décision. Combien de nuits similaires avait-il passées depuis qu’il s’était réveillé de son sommeil de survie d’un siècle ? Impossible de se le rappeler. Il y en avait eu beaucoup trop. Et celle-ci ne ferait jamais qu’une de plus.
« Les Danseurs auraient donc sauté d’un trait de leur région de l’espace jusqu’au point de saut de Varandal ? » Geary secoua la tête avec incrédulité. « Comment ?
— Nous avons eu du mal à obtenir une réponse technique, surtout en forme de haïku, reconnut le lieutenant Iger.
— Nous avons eu malgré tout droit à un avertissement, ajouta Jamenson. Les Danseurs nous ont prévenus que vous ne deviez surtout pas tenter un tel saut. Ils se sont montrés très insistants.
— Lieutenant, deux semaines d’affilée dans l’espace du saut, c’est bien le maximum que je pourrais supporter, déclara Geary. Où en êtes-vous ?
— Amiral ? s’enquit Iger, appréhendant la suite.
— Je parle de vos conditions de travail. Je vous veux tous les deux frais et dispos à notre sortie de l’hypernet.
— Nous serons parés, affirma Jamenson. Amiral, les Danseurs sont inquiets. Nous l’avons consigné dans nos rapports, mais peut-être n’avez-vous pas eu le temps de les consulter. Ils affirment que les “esprits froids” – leur nom pour les vaisseaux obscurs – ont plus d’une fois donné la preuve qu’ils étaient bien plus difficiles à neutraliser qu’on ne pouvait s’y attendre.
— Croyez-moi, après Bhavan, je ne m’attends pas à ce que ce soit du gâteau. Si nous réussissons à mettre leur structure de soutien logistique hors service, nous pourrons les arrêter.
— Et si nous n’y réussissons pas, amiral ?
— Alors ce sera beaucoup plus coton. »
Deux jours plus tard, assis sur la passerelle, il attendait la sortie de l’hypernet en se demandant ce qui pouvait bien se passer à Unité en ce moment même. Le Sénat avait-il pris des mesures contre l’organisation clandestine qui avait acquis beaucoup trop de pouvoir au cours des dernières décennies ? Geary ne doutait pas que le général Carabali fournirait au Sénat tout le soutien dont il aurait besoin. Les vaisseaux obscurs avaient-ils déjà lancé une autre attaque pour le pousser à les combattre ? Étaient-ils allés à Varandal ? Retournés à Bhavan ? Voire à Unité elle-même ? Et combien seraient-ils à l’attendre à Unité Suppléante ?
Au moins aurait-il bientôt la réponse à l’une de ces questions.
« Dix minutes avant la sortie de l’hyperespace, annonça le lieutenant Castries.
— L’Indomptable est pleinement paré au combat, déclara Desjani.
— Les Danseurs ont déjà affronté cette situation, lâcha Geary, histoire de tuer le temps. Ils ont déjà eu affaire à une menace de cette espèce.