— Certains supports vitaux sont activés et elle est alimentée en énergie, répondit le lieutenant Yuon en consultant ses données. Mais seulement dans son quart supérieur. Tout le reste est froid et plongé dans l’obscurité. Nous ne captons cependant aucun signe laissant entendre qu’elle est encore habitée.
— Un tas de gens pourraient vivre très confortablement dans un espace de cette taille, dit Geary. Nous n’interceptons ni communications ni signaux d’aucune sorte ?
— Non, amiral. Un réseau local relie probablement la station aux hangars, aux entrepôts et aux autres structures de soutien logistique, mais il doit se servir de signaux hautement directionnels que nous ne sommes pas en mesure d’intercepter compte tenu de notre position actuelle.
— D’accord. Voyons si quelqu’un nous répond. » Geary s’assura que son uniforme présentait bien, se redressa dans son siège puis appuya sur la touche du canal de diffusion. « À tous ceux qui résideraient dans ce système stellaire ou occuperaient une des installations d’Unité Suppléante, ici l’amiral Geary de la Première Flotte de l’Alliance. Nous sommes venus investir et neutraliser ces installations sur l’ordre du gouvernement. Quiconque aurait besoin d’être secouru ou évacué bénéficiera de notre assistance. Ceux qui travailleraient dans ces installations devront accepter l’autorité du gouvernement de l’Alliance et se préparer aussi à l’évacuation. Contactez-moi dès que possible pour m’informer de votre situation. La Première Flotte se dirige vers votre position orbitale. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »
Toute réponse mettrait quatorze heures à leur parvenir, et il n’avait nullement l’intention de tourner autour du portail en l’attendant. « À toutes les unités de la Première Flotte, virez sur tribord… » Il s’interrompit brusquement. « Une minute !
— Quel est le problème ? demanda Desjani.
— Tribord, bâbord, lâcha Geary. Vers l’étoile ou en s’en éloignant. Mais quelle étoile ?
— Oh ! C’est une binaire rapprochée. » Elle eut un sourire penaud. « Nous n’avons jamais rencontré ce problème dans les systèmes à étoile unique, n’est-ce pas ? »
Geary pianotait impatiemment tout en réfléchissant. « Quoi qu’il en soit, c’est complètement arbitraire. Nous appelons un côté le haut et l’autre le bas. » Il activa de nouveau ses coms. « Ici l’amiral Geary. L’étoile la plus brillante de ce système sera désignée par le mot Alpha et l’autre par le mot Bêta. Toutes les instructions de manœuvre et autres paramètres de navigation de la flotte feront d’Alpha l’étoile de référence. À toutes les unités de la Première Flotte, virez de sept degrés sur tribord et de dix vers le bas à T vingt-cinq. Accélérez à 0,2 c. » Pas question de perdre du temps pour en finir.
Les vaisseaux de la formation de l’Alliance pivotèrent autour de l’Indomptable, si bien que son cylindre s’aligna sur la longue parabole qui les conduirait à proximité des installations orbitales.
« Trente-huit heures avant l’interception, rapporta le lieutenant Castries.
— Autant nous détendre. » Geary activa de nouveau ses coms. « À toutes les unités de la Première Flotte, fin du branle-bas de combat. »
Desjani le dévisagea. « Vous n’êtes pas détendu, ça se voit. Pour la même raison que moi ?
— Laquelle, en ce qui vous concerne ?
— Ça sent mauvais. Nous n’avons jamais affronté la flotte des vaisseaux obscurs en son entier. Ils ont toujours dû laisser quelques bâtiments à leur base. Certains de ceux que nous avons endommagés à Bhavan devraient encore se trouver là, à tout le moins, et, même s’ils se cachent dans les bassins de radoub, nous devrions capter quelques indications prouvant que des réparations y ont bien été conduites.
— Ouais, convint Geary. C’est aussi le raisonnement que j’ai tenu. Je me suis dit que nous devrions au moins tomber sur une sorte de garde.
— Si les IA continuent bien à raisonner comme vous, si elles n’ont pas modifié leur programmation et suffisamment rationalisé leurs débordements pour s’écarter trop amplement des tactiques de Black Jack, dans quelles circonstances, à leur place, laisseriez-vous ainsi votre base sans défense ? »
Geary rumina un instant la question puis secoua la tête. « Jamais. Nous avons conduit la Première Flotte ici, mais Varandal ne reste pas sans défense. Le système dispose toujours de quelques-uns de ses vaisseaux. En outre, Varandal n’est pas notre seule base. Sa perte serait sans doute une tragédie, mais elle ne nous paralyserait pas.
— Alors où sont passés les vaisseaux obscurs ?
— Je n’en sais rien. Nous ne pouvons qu’appliquer le programme prévu, déclara Geary. Puis retourner à Varandal et découvrir ce que les vaisseaux obscurs sont peut-être en train d’y faire eux-mêmes. »
Après s’être contraint à quitter la passerelle pour éviter de s’épuiser et d’offrir à ses occupants le spectacle de sa fébrilité, Geary parcourut un moment les coursives de l’Indomptable afin de bavarder avec des matelots et de sonder leur humeur. Avant la bataille de Bhavan, certains de remporter la victoire, la plupart s’étaient montrés confiants, voire enjoués. Depuis, une certaine morosité s’était emparée d’eux, faite de détermination tempérée par le pressentiment que la victoire serait sans doute chèrement acquise. Mais, à leur contact, Geary s’aperçut que la fascination qu’exerçait sur eux la proximité d’un système binaire prenait pour le moment le dessus sur l’inquiétude que leur inspiraient les vaisseaux obscurs. En dépit de tous les systèmes stellaires qu’avaient visités la plupart d’entre eux, c’était la première fois qu’ils voyaient deux étoiles si proches l’une de l’autre.
L’exercice eut l’effet souhaité : il l’épuisa et Geary put dormir quelques heures avant d’être brutalement réveillé par un appel de Tanya. « J’aimerais vous faire voir quelque chose. Il n’y a pas d’urgence, mais c’est sérieux.
— Montrez-moi ça. » La carte céleste de sa cabine prit vie. Il sauta de sa couchette et s’en rapprocha pour mieux distinguer les images du système stellaire.
« Voilà. Je l’ai mis en surbrillance. » La voix de Desjani s’était assombrie.
Geary s’assit tandis qu’un secteur de l’écran s’éclairait pour préciser les détails. « Des débris ?
— Oui. On a mis un moment à les repérer et à les analyser à cause de toutes les cochonneries qui flottent à la dérive entre les deux étoiles. L’interaction de leurs champs de gravité doit provoquer des collisions avec des rochers expulsés de leur orbite stable. »
Geary tapota le symbole représentant les débris et parcourut les données qui s’affichèrent. « Ce n’était pas un vaisseau de guerre ?
— Non. Ni non plus un cargo si l’on se fonde sur la composition de ces débris. Il n’y a aucune trace d’une cargaison ni des restes d’une cargaison. »
Ne subsistait qu’une seule et glaçante possibilité. « Un transport de passagers ?
— Oui. » Tanya fit la grimace. « Peut-être une navette régulière servant à la relève des gens qui travaillaient ici. Ou bien une tentative de fuite quand les vaisseaux obscurs ont commencé à se déchaîner. À en juger par la dispersion des débris, ça remonte à environ un mois.
— C’est le seul champ de débris que nous ayons détecté ?