— Quelques vaisseaux des Danseurs accusent des dommages mais aucun n’est hors de combat », rapporta le lieutenant Yuon.
Les croiseurs de combat obscurs viraient de nouveau sur l’aile, tandis que les bâtiments des Danseurs remontaient pour négocier leur virage, pareils à de grosses bulles chatoyantes ; ils avaient renoncé à tout simulacre d’une formation rigide au profit de ce qui évoquait les évolutions d’un banc de poissons.
« Dommage que les Danseurs ne disposent pas de plus de puissance de feu, dit Geary. Les vaisseaux obscurs n’ont pas pris en compte leur maniabilité ni leur adresse. Ils ne commettront plus cette erreur, mais les Danseurs devraient continuer à distraire ce groupe de croiseurs de combat. »
Restaient quatre autres groupes de vaisseaux ennemis.
Les cuirassés émergés des hangars s’étaient ébranlés une heure après les croiseurs de combat et avaient accéléré à un rythme moins soutenu, de sorte qu’ils se trouvaient encore à deux heures du contact. Les trois autres groupes, naguère planqués derrière les deux étoiles, poussaient leur vélocité de manière à atteindre la formation de Geary en même temps que le premier groupe de cuirassés.
« On pourrait détacher quelques vaisseaux pour aider les Danseurs à achever le groupe de croiseurs de combat obscurs, suggéra Desjani.
— C’est exactement ce qu’ils veulent, rétorqua Geary. Que nous nous concentrions sur ce groupe puis sur ceux qui lui succéderont jusqu’à ce que toute possibilité d’une autre ligne d’action s’évanouisse. Nous allons maintenir la cohésion, éperonner l’opposition que nous ne pourrons pas esquiver et détruire les hangars et les entrepôts avant d’engager le combat. D’ici là, nous aurons appris si un repli par le portail de l’hypernet nous est interdit. »
Il appela ses commandants de division et d’escadron pour leur répéter ce qu’il venait de dire à Desjani. L’annonce d’un possible verrouillage du portail souleva autant de colère contre les vaisseaux obscurs que d’appréhensions quant aux retombées éventuelles. Néanmoins, le capitaine Badaya crut y voir un aspect positif. « Cette fois, ils ne peuvent pas nous échapper !
— Nous les avons piégés », convint le capitaine Duellos avec un léger sourire.
Jane Geary, elle, sourit jusqu’aux oreilles. « Plus rien à perdre. Frappons-les comme le ferait Black Jack.
— C’est exactement ce qu’on va faire, affirma Geary, acceptant pour une fois le rôle de Black Jack parce qu’il jugeait pour l’instant nécessaire de s’y prêter. On va les frapper, et sans relâche. Si la flotte devait se scinder en petites formations centrées sur les divisions de croiseurs de combat et de cuirassés, je compte sur vous pour combattre indépendamment les uns des autres, et je sais que vous accomplirez votre devoir d’une manière qui fera honneur à vos ancêtres. »
Il mit fin à la communication et se concentra de nouveau sur la situation.
Diminué par l’attaque des Danseurs mais encore vif et puissant, le premier groupe de croiseurs de combat obscurs se trouvait désormais derrière les vaisseaux de l’Alliance et au-dessus d’eux, et il recommençait à accélérer. Mais, déjà, il lui fallait se déporter légèrement pour esquiver la deuxième passe de tir des extraterrestres, ce qui l’écartait du vecteur menant à une interception de la formation de Geary. « Général Charban, veuillez aviser les Danseurs qu’ils font exactement ce que je souhaite et priez-les de continuer à distraire les croiseurs de combat ennemis.
— Nous sommes peut-être en train d’inventer une nouvelle forme d’art, répondit Charban. Improvisation de haïkus martiaux. Je les en informerai. J’observe les événements, amiral. La situation est-elle aussi mauvaise qu’il y paraît ?
— Oui. »
À mesure qu’ils cherchaient à esquiver les assauts réitérés des Danseurs, dont les vaisseaux étaient capables de déjouer les manœuvres des plus rapides et agiles bâtiments, les croiseurs de combat obscurs perdaient de plus en plus de terrain. Mais, au bout de trois quarts d’heure de provocations réitérées, ils se lancèrent directement dans une traque de la formation de Geary, allant jusqu’à ignorer une attaque cinglante des extraterrestres qui se solda par la destruction d’autres croiseurs et destroyers de leur groupe.
Quinze minutes plus tard, alors que les croiseurs de combat ennemis, toujours poursuivis par les Danseurs, accéléraient encore pour chercher à le rattraper et que quatre autres formations de vaisseaux obscurs se présentaient face à lui, Geary transmit de nouvelles instructions. Ces quatre formations entreprenaient déjà de décélérer en prévision de l’interception, encore éloignée d’une demi-heure. « À toutes les unités de la Première Flotte, accélérez à 0,25 c. Exécution immédiate.
— Que se passera-t-il quand nous les aurons traversés ? demanda Desjani.
— Nous commençons à réduire la vélocité, nous lâchons le Mistral en passant au-dessus de la station gouvernementale, nous continuons de freiner pour garantir la précision de notre bombardement au moment où nous survolerons leurs installations de soutien logistique, nous les détruisons, puis nous nous scindons en trois formations pour nous lancer aux trousses des vaisseaux obscurs.
— Compris. Besoin d’aide pour reconfigurer les formations ?
— J’accepterai votre assistance avec gratitude, commandant. »
En raison de la distance qui séparait encore les deux forces, il fallut aux vaisseaux obscurs plusieurs minutes pour comprendre que celle de Geary accélérait. Du coup, le temps dont ils disposèrent pour décider d’une manœuvre contrecarrant la sienne en fut limité d’autant. Ils ne purent que réduire davantage leur propre vélocité, tandis que leurs trois formations qui étaient restées planquées derrière les deux étoiles freinaient déjà au maximum.
La subite accélération de Geary ayant réduit à néant leur manœuvre soigneusement planifiée, les vaisseaux obscurs piquaient maintenant sur sa flotte à des vitesses qui les conduiraient au contact à des moments légèrement différés plutôt que tous ensemble.
« Vélocité relative au contact avec la plus proche formation ennemie estimée à 0,27 c, annonça le lieutenant Yuon.
— À cette vitesse, personne ne risque de marquer beaucoup de points », laissa tomber Desjani.
Sur l’écran de Geary, les fines paraboles représentant les trajectoires projetées des vaisseaux obscurs s’élargissaient, en même temps que se floutaient et pâlissaient leurs lisières, trahissant, de la part des systèmes, à mesure que s’accroissait la vélocité relative au point d’interdire aux senseurs et aux dispositifs de repérage de pleinement compenser les effets relativistes qui gauchissent l’univers extérieur, une incertitude grandissante quant à leur position exacte et aux attributs précis de leurs vecteurs. Plus la vitesse d’un objet s’approche de celle de lumière, plus ces effets relativistes s’aggravent et plus il devient difficile d’obtenir une vision précise de l’extérieur. Ce n’est sans doute qu’une des raisons pour lesquelles les vaisseaux de guerre poussent rarement leur vélocité au-delà de 0,2 c, mais elle est d’importance.
Les vaisseaux obscurs se heurteraient au même obstacle lorsqu’ils chercheraient à repérer avec précision les bâtiments de Geary. Frapper un objet en plein vol quand on file à des dizaines de milliers de kilomètres par seconde est déjà assez compliqué en soi. Si l’on ne sait pas où il se trouve exactement, le problème devient carrément insoluble.
Cinq minutes avant le contact, alors que les deux formations adverses n’étaient plus séparées que par une minute-lumière, Geary transmit de nouvelles instructions. « À toutes les unités, virez de cent soixante degrés sur bâbord et de quatre degrés vers le bas, réduisez votre vitesse à 0,1 c. Exécution immédiate. Mistral, manœuvrez indépendamment de manière à vous rapprocher de l’installation gouvernementale. »