Il fit la grimace en parcourant les résultats, de même qu’à la vue de la courbe abrupte de la trajectoire empruntée par les vaisseaux obscurs survivants en se déportant de côté et vers le bas par rapport à ses propres bâtiments. « Nous ne les avons pas frappés assez durement », conclut-il. Il s’était toujours efforcé d’éviter les guerres d’usure, où chaque camp cherchait à lentement éroder les forces de l’adversaire en lui infligeant des pertes à un rythme effroyable. Mais il commençait à se dire que cette guerre-ci n’offrirait que des alternatives pires encore à cette stratégie.
« Delta Un, gardez la même position relative par rapport à cette formation jusqu’à ce que nous ayons nettoyé la zone des installations de soutien logistique de l’ennemi », transmit-il.
Vaste structure orbitale resplendissant dans sa glorieuse solitude, la station gouvernementale scintillait au passage de la flotte de Geary. Des lumières aléatoirement disposées brillaient sur sa coque et, sur l’écran de l’amiral, sa représentation semblait recouverte de données des senseurs relatives à la déperdition de chaleur et l’alimentation en énergie trahissant l’activité de certains de ses secteurs. Il émanait de ce siège prévu pour le gouvernement de l’Alliance en exil une impression de grande puissance et de gigantisme, ce que Geary trouva pour le moins ironique compte tenu de la fonction qu’il était censé remplir : cette installation n’aurait été occupée par le gouvernement de l’Alliance que si Unité était tombée et si les Syndics avaient investi la totalité ou la plus grande partie du territoire de l’Alliance. Son utilisation en dernier recours n’aurait signifié que la défaite et un geste désespéré, certainement pas la majesté et la puissance.
« On aurait pu s’en servir, dit Desjani. Si vous ne vous étiez pas montré.
— Et maintenant ma mission est de la neutraliser, répondit Geary. Les vivantes étoiles s’esclaffent-elles ? »
Le Mistral, qui faisait marche arrière pour s’amarrer au hangar, restait en partie caché par la courbure de l’installation. La propulsion principale du transport d’assaut rougeoya à plein régime le temps qu’il décélère très vite sur les derniers kilomètres avant d’épouser exactement le vecteur orbital de la station. Geary le vit bredouiller une unique fois quand le capitaine Young régla plus finement l’angle d’approche et la décélération à l’aide de ses propulseurs de manœuvre. Quelques secondes plus tard, le transport se glissait dans le hangar. Bien qu’il fût désormais entièrement à l’intérieur, les antennes relais larguées dans son sillage lui fournissaient encore une connexion stable avec la flotte.
Autant que Geary pût le constater, aucun autre ennemi ne manœuvrait pour de nouveau s’en prendre au Mistral. Depuis qu’il avait disparu, les vaisseaux obscurs semblaient avoir perdu tout intérêt pour lui. « Beau travail, commandant, transmit Geary. L’ennemi ne cible plus votre unité. Mais n’oubliez pas que les vaisseaux obscurs pourraient parfaitement tenter de contourner la directive qui leur interdit de tirer sur cette installation et vous-même. Nous ne savons pas combien de temps il vous reste. »
De nouvelles fenêtres virtuelles s’ouvrirent devant son fauteuil, montrant la vue, captée et retransmise par leur cuirasse de combat, qui s’offrait aux fusiliers en train de débarquer du Mistral et d’investir l’installation. Si Geary en avait eu le désir, il aurait pu afficher celle de chaque homme de la force d’assaut, mais, pour l’heure, il devait s’occuper des vaisseaux obscurs. Il ne pouvait en aucun cas détourner son attention de cette tâche en se perchant sur l’épaule d’un fantassin, fût-il lieutenant, sergent ou simple soldat.
Toutefois, ces fenêtres étaient bel et bien là, sous ses yeux, consultables pourvu qu’il glissât un regard de côté afin de rester informé de l’activité des fusiliers sans pour autant se concentrer sur elle. Avant que Desjani ne le rappelle au tableau d’ensemble, il eut le temps de voir des équipes d’assaut forcer certaines écoutilles donnant accès à l’intérieur.
« Nous venons de recevoir le signal de réponse du portail, lui apprit-elle. Vous aviez raison. Le portail rapporte qu’aucune destination n’est accessible par son truchement. Il est verrouillé.
— J’aurais préféré me tromper ce coup-ci. » Geary pressa une touche de com. « Le portail est bel et bien verrouillé, Victoria. Nous devons absolument savoir comment le débloquer.
— J’avais déjà présumé le pire, amiral. » Rione n’avait pas encore débarqué du Mistral, mais elle se disposait à suivre les fusiliers à l’intérieur de la station. « En pareille situation, ça peut faire gagner du temps. Si cette information se trouve dans cette installation, je mettrai la main dessus.
— Cinq minutes avant largage du bombardement cinétique, rapporta le lieutenant Yuon. Euh… les systèmes de combat demandent toujours la confirmation du plan et l’autorisation de larguer les projectiles, amiral.
— Merci, lieutenant. » Geary afficha de nouveau les données, constata qu’aucune modification n’était intervenue qui aurait pu le faire changer d’avis, confirma le plan de bombardement puis donna son autorisation à la mise en place automatique du largage par ses vaisseaux dès qu’ils auraient atteint la position idéale. « Ne vous êtes-vous jamais dit qu’il devrait être beaucoup plus compliqué de décider d’une telle destruction, Tanya ? »
Elle le fixa d’un œil incrédule. « Non. Ça l’est déjà bien trop comme ça. Si quelque chose mérite bien d’être détruit, c’est ce foutu machin ! Qu’on me laisse l’exploser !
— Tout le monde n’a pas votre modération, Tanya.
— Je vous demande pardon, amiral ? »
Geary se garda bien de répondre. Sa flotte traversait la région abritant les hangars et les entrepôts. Les premiers étaient d’immenses bâtisses rectangulaires, munies sur l’arrière de superstructures presque aussi grandes qu’elles contenant bassins de radoub, ateliers de réparation, manufactures de pièces détachées, bureaux, espaces de vie pour les travailleurs, supports vitaux et toutes sortes d’autres installations nécessaires à un chantier spatial typique. Sur les écrans des senseurs de la flotte, toutes ces zones destinées à des activités humaines semblaient sombres et froides, juste assez chauffées pour permettre au matériel de fonctionner correctement, voire aussi glacées que le vide quand les supports vitaux étaient coupés. Les hangars étaient inanimés, du moins biologiquement parlant, mais leur alimentation en énergie fournissait clairement la preuve qu’une « vie » mécanique régnait en leur sein. « Comme des maisons hantées », murmura quelqu’un.
Les entrepôts évoquaient d’énormes ruches cylindriques flanquées à différents niveaux et sur tout leur pourtour d’accès vers l’extérieur et de quais de chargement. Les principaux quais de déchargement se trouvaient au pied et au sommet afin de pouvoir répartir le matériel neuf dans tout l’édifice grâce à de très larges monte-charges centraux.
Hangars et entrepôts présentaient aussi chacun une unique unité de propulsion dont la poussée leur permettait sans doute d’opérer, à condition de leur en laisser le temps, de conséquentes modifications de leur orbite. C’était peut-être un ajout onéreux pour de telles installations, mais, si la Première Flotte avait dû larguer son bombardement cinétique depuis plusieurs heures-lumière, elles auraient eu amplement le loisir de procéder aux modestes altérations de leur orbite susceptibles d’interdire aux cailloux de toucher leurs cibles. Toutefois, compte tenu de la vitesse des projectiles et dans la mesure où les vaisseaux de Geary méditaient de les larguer de bien plus près, ces unités de propulsion seraient en l’occurrence parfaitement inefficaces.