Ça s’était mal terminé pour eux, et, à inspecter le visage de Bloch, Geary se rendit compte que ça ne s’était pas très bien passé pour lui non plus. Selon toute apparence, les soupçons de la sénatrice Unruh étaient parfaitement fondés : l’homme regrettait déjà d’avoir emprunté ce chemin.
Il se trouvait dans un compartiment qui avait tout l’air d’une cabine passablement luxueuse, décorée d’éléments empruntés à la passerelle d’un vaisseau. Mais il régnait un grand désordre dans le fastueux habitacle, et des cartons de rations vides jonchaient le sol.
Bloch lui-même était dans un aussi triste état que quand il avait quitté l’Indomptable à Prime, le jour où il était censé négocier la reddition de ce qui restait de la flotte de l’Alliance. Geary se souvenait de ses yeux de poisson mort quand ses rêves de puissance et de gloire s’étaient écroulés, mais, là, il affichait une mine encore plus piteuse. Ce qui luisait à présent dans ses yeux, c’était la terreur d’un petit mammifère pris au piège.
« Black Jack, lâcha le pair de Geary avec une familiarité forcée. Amiral Geary, maintenant ! Félicitations pour cette promotion et pour… et pour vos nombreuses… très nombreuses victoires. Je me trouve dans une… situation délicate. Les vaisseaux sous mon… euh… normalement placés sous mon commandement… sont… victimes d’un dysfonctionnement. » Ses lèvres esquissèrent un faible sourire. « Une mutinerie, pourrait-on dire.
» La plupart ne sont pas prévus pour un équipage, poursuivit-il, gagnant de l’assurance à mesure qu’il dépeignait la situation. Excepté celui-ci. Le vaisseau pavillon. Mon personnel et moi-même en occupons une section réduite équipée de supports vitaux. » Il détourna le regard pour éviter de fixer Geary droit dans les yeux. « La soute de ce croiseur de combat contient… contenait… deux navettes. Au service de mon état-major et de moi-même. Là aussi entièrement automatisées. Pas de pilote. »
L’amiral Bloch déglutit, mal à l’aise. « Mon état-major en a… pris une. Pour tenter de gagner l’installation gouvernementale. Elle n’y est pas arrivée. Dès qu’elle s’est éloignée du croiseur, elle est apparemment devenue une cible pour les vaisseaux de la Flotte de Défense environnants.
— Le fumier ! lâcha Desjani d’une voix sourde. Il leur aura ordonné de partir les premiers pour voir si les vaisseaux obscurs cibleraient une navette de son vaisseau pavillon.
— Il y a quelque chose que vous devez savoir, Black Jack, reprit Bloch, à présent sur le ton du défi, comme s’il venait de prendre la mesure de la probable réaction de son auditoire à son dernier aveu. Vous vous êtes montré trop malin. Je peux encore observer ce qui se passe hors de mon vaisseau pavillon. Hors de ma cabine. Je vous ai vu détruire les hangars et les entrepôts dont dépend ma flotte. Oui, vous avez démoli le système logistique des vaisseaux de la Défense. Mais, bien que je ne puisse les contrôler, je suis à même de surveiller leur processus décisionnel. Savez-vous ce que vous avez fait, amiral ? En détruisant leurs installations de soutien logistique à Unité Suppléante, vous avez activé l’option Armaggedon de leur programmation.
— L’option Armaggedon ? Ça ne me dit rien de bon, marmonna Desjani.
— Une fois qu’ils auront anéanti votre flotte, poursuivit Bloch, les vaisseaux de la Flotte Défensive fileront vers Unité, dont leur programme postule à présent qu’elle est occupée par l’ennemi, et ils détruiront tout ce qui s’y trouve. Ils gagneront ensuite d’autres systèmes stellaires capitaux de l’Alliance et s’acharneront sur eux jusqu’à épuisement de leurs stocks de munitions et de cellules d’énergie.
— Que nos ancêtres nous préservent ! murmura Geary.
— Il y a pire », reprit Bloch. Il ne prenait visiblement aucun plaisir à divulguer ces informations. « Les plus gros vaisseaux de la Flotte Défensive, les cuirassés et les croiseurs de combat, sont équipés des codes nécessaires pour outrepasser les dispositifs de sauvegarde installés sur les portails. Quand ils ne seront plus en mesure de poursuivre leur œuvre de destruction, ils déclencheront l’effondrement du portail de tous les systèmes qu’ils occuperont et les dévasteront. Je ne voulais pas de cette option. J’ai dit à tout le monde qu’il ne fallait pas la mettre à la portée d’une plateforme d’armes automatisées. Mais d’aucuns ont exigé malgré tout qu’elle soit installée. Je ne crois pas que beaucoup de gens soient au courant de son existence. Mais j’ai découvert qu’elle avait bel et bien été activée et, maintenant, je vous l’ai appris.
— Et comment diable êtes-vous censé l’empêcher ? demanda Desjani à Geary, épouvantée par cette révélation.
— Vous ne pouvez pas leur permettre de quitter Unité Suppléante, implora Bloch. Ils étriperaient l’Alliance. Je ne suis pas parfait, loin s’en faut, mais ce n’était pas censé se produire. Jamais je n’aurais accepté cette affectation si j’avais été informé des nombreuses failles dans la conception des vaisseaux de la Flotte Défensive. Je peux vous aider à les vaincre. J’en sais plus long que vous sur leur programmation. Nous pouvons travailler la main dans la main, remporter cette bataille et sauver l’Alliance ensemble. »
Desjani grommela quelques mots d’une voix trop sourde pour que Geary les distinguât.
« Je suis votre supérieur hiérarchique, amiral Geary, reprit Bloch en s’efforçant de raffermir sa voix. Mais, bien que je sois l’officier de la flotte le plus haut gradé de ce système stellaire, je n’exigerai pas de prendre le commandement. Votre autorité ne risque rien avec moi. Il me reste une navette, avec laquelle je peux tenter de fuir mon… vaisseau pavillon. Quand l’occasion se présentera, je m’en servirai pour rejoindre vos forces et, peut-être, l’installation gouvernementale, où je constate que vous avez dépêché vos fusiliers. Excellent. Couvrez-moi de votre mieux. Ensemble, nous réussirons à détruire la Flotte Défensive. »
Il s’interrompit, hagard. « Vous hésitez peut-être à accepter ma proposition. Je peux le comprendre. Vous êtes conscient que je détiens beaucoup d’informations. Je peux vous révéler l’identité de ceux qui ont approuvé ce projet, la collusion qui existait entre eux, et vous informer des ordres que j’ai reçus. Je suis sûr que vous tenez à l’apprendre. Et, plus important encore pour vous, je sais où se trouve le capitaine Michael Geary. »
Geary crut entendre Tanya hoqueter, mais il n’aurait juré de rien. Il était suspendu aux lèvres de Bloch.
« Je peux vous dire où ils le détiennent, affirma Bloch. Je parle des Syndics. Aidez-moi seulement à quitter ce… à quitter mon vaisseau pavillon et je vous… »
Son image disparut.
« Que s’est-il passé ? demanda Geary.
— Le signal a été coupé tout net, répondit le lieutenant des trans. Sans doute bloqué à la source.
— Le vaisseau pavillon de l’amiral Bloch a dû comprendre qu’il complotait contre lui, dit Desjani. Une fois qu’il a identifié un nombre suffisant de correspondances dans les mots et les phrases prononcés, il lui a coupé l’herbe sous le pied. Qu’est-ce qu’il y a, lieutenant ?
— Excusez-moi, commandant, dit Castries, l’air retournée. Il est prisonnier sur son propre vaisseau ? La seule idée de voir le nôtre se retourner contre nous et chercher à nous contrôler…
— Ouais. Pourquoi lui en laisserions-nous la capacité ? Demandez plutôt aux crétins qui ne cessent de rabâcher cette idée.