— Savons-nous de quel vaisseau provenait la transmission ? s’enquit Geary.
— Oui, amiral. De celui-ci. »
Sur son écran, un des deux croiseurs de combat obscurs qui n’étaient pas présents à Bhavan brilla d’un éclat plus vif.
Geary secoua la tête, hésitant entre fureur et frustration. « C’est au moins une confirmation : que Bloch soit ou ne soit pas à l’origine de l’embuscade, il n’était pas aux commandes à Bhavan. Toutefois, nous ne pouvons pas l’exfiltrer du vaisseau sur lequel il est piégé. Je ne peux que poursuivre le combat contre les vaisseaux obscurs, et, si Bloch voit une ouverture, il n’aura qu’à la saisir.
— Même si son vaisseau n’avait pas bloqué le signal, il ne vous aurait pas dit où se trouve Michael Geary, ajouta Desjani. C’est le meilleur moyen de pression dont il dispose pour vous contraindre à intervenir dans son intérêt. Il pourrait même vous avoir menti en vous affirmant que votre petit-neveu est toujours vivant, prisonnier dans un camp de travail syndic. Dans le seul but de vous manipuler et de vous inciter à l’aider à s’échapper.
— Rien ne permet de l’affirmer, et, de toute façon, je ne peux rien y faire. Croyez-vous qu’il mentait à propos de l’option Armaggedon ? »
Desjani hésita une seconde. « Ça ne paraît que trop plausible. Et ce n’est pas comme si vous aviez besoin de motivations supplémentaires pour vaincre les vaisseaux obscurs. Mais… confier à ces bâtiments les codes qui leur permettent d’emprunter les portails pour détruire tous les systèmes de l’Alliance ? Qui ferait une chose pareille ?
— Des gens déterminés à tout flanquer par terre autour d’eux s’il leur arrivait de perdre la partie, dit Geary. On a déjà vu ça : des expédients conçus pour qu’il ne reste rien au vainqueur après sa victoire, si lourd que soit le prix à payer par le camp des vaincus. J’ai rencontré des gens dont je crois qu’ils seraient parfaitement disposés à embrasser ce choix. Si les Syndics doivent tout s’accaparer, autant en détruire le plus possible pour les empêcher d’en profiter.
— Combien de milliards de citoyens de l’Alliance périraient-ils ? demanda Desjani.
— Peu importe au narcissique égocentrique, répondit Geary, surpris lui-même par la violence hargneuse de sa voix. La seule chose qui compte à ses yeux, c’est qu’il a perdu la partie et qu’il dénie au vainqueur le droit de jouir de sa victoire. Quelques personnages puissants, qui n’ont cure de ce qui risque d’arriver à des milliers de leurs congénères, se trouvaient en bonne place pour commettre ce forfait. Nous devons partir du principe que Bloch n’a pas menti à propos de l’option Armaggedon et des codes des portails. Il faut détruire les vaisseaux obscurs avant.
— Oui, amiral. » Le sourire de Desjani ne trahissait aucun humour, seulement le consentement. « J’ignore comment nous pourrions y survivre, mais nous devons faire de notre mieux pour qu’ils n’y survivent pas non plus. Tant que nous réussirons à en éliminer un en contrepartie d’un seul des nôtres, ce sera dans la poche. »
Geary fixait son écran comme si, en se concentrant sur lui, il pouvait changer ce qu’il lui dépeignait. « Toute ma formation, tout ce qu’on m’a enseigné va à l’encontre de combats de cette espèce. Aucun général décent ne se livrerait à un tel calcul.
— Même s’il a le dos au mur ? On vous a appris à ne pas troquer vaisseau pour vaisseau. Votre entraînement a bien servi la flotte jusque-là, amiral. Toutefois, quel est notre objectif ?
— Sauver l’Alliance.
— Comment l’atteindre cette fois sans payer le prix requis ? Un général décent ne veille-t-il pas à ce que son sacrifice et celui des siens ne soient pas consentis en vain ? »
Geary opina. « C’est vrai. Mais, si je ne règle pas correctement mes passes de tir, nous perdrons nos vaisseaux sans pour autant éliminer assez d’ennemis.
— En ce cas, faites au mieux, amiral.
— Quatre formations. Plus les Danseurs. Nous verrons bien comment les vaisseaux obscurs s’en débrouilleront. »
Avec l’assistance de Desjani et à l’aide de fonctions de son écran de manœuvre d’un emploi relativement simple, Geary composa promptement quatre formations à partir des vaisseaux de son corps principal et de Delta Un. « À toutes les unités de la Première Flotte, adoptez les formations Gamma Un, Deux, Trois et Quatre. Exécution immédiate. »
Les deux groupements de l’Alliance se désintégrèrent, leurs centaines de bâtiments louvoyant pour assumer une nouvelle trajectoire les conduisant à la position qui leur était affectée au sein des quatre nouvelles sous-formations, dont chacune avait la forme d’une épaisse pièce de monnaie ou d’une courte section de cylindre : des couches superposées de vaisseaux capables d’engager le combat dans toutes les directions et de se défendre mutuellement.
L’Illustre, l’Incroyable, la moitié des croiseurs lourds et un quart des destroyers rescapés rallièrent l’Indomptable, le Risque-tout, le Victorieux et l’Intempérant pour constituer Gamma Un, sous les ordres de Desjani. Les croiseurs de combat de Tulev et ceux de Duellos composaient Gamma Deux, sous le commandement de Tulev, avec les autres croiseurs lourds et un deuxième quart de destroyers. Les deuxième, troisième et quatrième divisions de cuirassés se joignirent à une moitié des croiseurs légers survivants et au troisième quart des destroyers pour former Gamma Trois, commandée par Jane Geary. Et, finalement, les cinquième, septième et huitième divisions de cuirassés s’adjugèrent ce qui restait des croiseurs légers et des destroyers pour composer Gamma Quatre, dirigée par Armus.
Les quatre gros disques des vaisseaux de l’Alliance se disposèrent en un losange vertical dont Gamma Un et Trois occupaient les angles médians, Gamma Deux l’angle supérieur et Gamma Quatre l’angle inférieur.
Les Danseurs qui, jusqu’ici, s’étaient maintenus bien au-dessus des vaisseaux de Geary, surplombaient maintenant Gamma Deux et la précédaient légèrement.
Les cinq formations de vaisseaux obscurs arrivaient tous par-derrière. Tandis que les forces de Geary entamaient leur large parabole, l’ennemi coupa au travers de manière à intercepter l’arrière-garde de l’Alliance à un angle d’environ trente degrés.
Geary marqua une pause avant d’appeler Tulev, Jane Geary et Armus. « Il vous faut savoir tout ce que nous avons appris sur la situation présente. » Il leur répéta ce que lui avait divulgué l’amiral Bloch. « Ceci délimite notre mission : nous devons arrêter les vaisseaux obscurs à Unité Suppléante. Si nous ne sommes plus en mesure, l’Indomptable et moi-même, de poursuivre la bataille, vous et les commandants de chaque bâtiment devrez continuer à le mener individuellement. Chacun devra se battre jusqu’à ce que tous les vaisseaux obscurs aient été détruits. »
Ils hochèrent la tête. Armus semblait lugubre, Jane Geary dévastée. Seul Tulev parla : « Jusqu’au dernier, amiral.
— Jusqu’au dernier. » Les trois officiers saluèrent, il leur retourna leur salut et affronta de nouveau le combat.
Redisposer les vaisseaux de l’Alliance avait pris un certain temps, dont il avait profité pour réduire leur vélocité à 0,1 c afin de leur permettre de gagner la position qui leur était affectée. En outre, il était las de fuir.
Il fixa de nouveau son écran, se préparant mentalement à un combat qu’il cherchait depuis toujours à éviter : s’il devait mener une guerre d’usure, il livrerait la plus féroce possible.
« Encore dix minutes avant que la première formation de vaisseaux obscurs ne nous rattrape, rapporta le lieutenant Castries. Les trajectoires projetées de leurs cinq formations devraient leur faire traverser le quart arrière des nôtres durant un laps de temps de cinq secondes, avec un intervalle d’une seconde en moyenne entre deux passages.