— Une attaque selon le manuel, persifla Desjani. Qu’allons-nous faire ?
— Semer la pagaille dans leur manuel, assura Geary. Puis leur compliquer la tâche dans les manœuvres suivantes. » Il entra prestement des instructions. « À toutes les unités de Gamma Un, Deux, Trois et Quatre. Exécutez les manœuvres jointes à T vingt-cinq. »
Alors que les vaisseaux obscurs fondaient sur les sous-formations de Geary pour les frapper, ses bâtiments pivotèrent de nouveau sous la poussée de leurs propulseurs de manœuvre : ils présentèrent quasiment leur proue à l’ennemi puis recoururent à leur propulsion principale pour modifier leur trajectoire. Les formations en pièce de monnaie montraient à présent leur tranche aux vaisseaux obscurs en approche.
Ceux-ci tentèrent bien d’ajuster la leur afin de poursuivre l’attaque prévue, mais, cherchant à contrer la manœuvre dont il avait pressenti qu’il l’aurait lui-même ordonnée s’il avait commandé aux vaisseaux obscurs, celle-là même pour laquelle on aurait programmé des IA dans cette situation, les bâtiments de Geary modifiaient déjà leur approche.
Geary avait concentré ses passes de tir sur la formation ennemie contenant les quatre cuirassés : chacune de ses propres formations traverserait leur dispositif en une succession encore plus rapide que celle qu’eux-mêmes avaient planifiée. Les vaisseaux obscurs tentèrent à nouveau d’altérer les vecteurs de leurs quatre autres formations pour les lancer sur des trajectoires leur permettant de frapper celles de Geary qui se faufilaient entre les paraboles qu’ils décrivaient.
Gamma Quatre le traversa la première : dix cuirassés de la Première Flotte contre quatre cuirassés obscurs. En dépit de cette supériorité numérique, l’équilibre des forces était peu ou prou préservé, compte tenu de la plus grande puissance de feu de l’ennemi et des dommages accumulés par les cuirassés de Geary. De part et d’autre, ce fut un déluge de feu qui s’abattit sur les belligérants quand la formation de l’Alliance trancha dans le rectangle ennemi.
S’il n’avait tenu qu’à cela, l’engagement n’aurait pas été décisif. Mais Gamma Trois, soit onze autres cuirassés, arrivait sur les talons de Gamma Quatre pour pilonner leurs homologues obscurs déjà passablement meurtris. Débordés, leurs boucliers flanchèrent, permettant à la mitraille et aux lances de l’enfer de percuter leur blindage.
Titubant déjà sous les coups, les cuirassés obscurs durent s’appuyer dans la foulée le feu des sept croiseurs de combat de Gamma Deux. Certes, les croiseurs de combat n’ont pas le mordant d’un cuirassé, mais, en l’occurrence, ils s’en prenaient à des bâtiments qui avaient déjà essuyé deux assauts en quelques secondes. Les vaisseaux de Tulev et de Duellos les criblèrent de tirs, puis, alors même que les vaisseaux obscurs se dégageaient, Gamma Un et ses six croiseurs de combat prirent la relève.
Les formations des vaisseaux obscurs et celles de Geary se séparant pour s’éloigner dans des directions opposées, Geary ordonna d’autres corrections de trajectoire avant même de prendre connaissance des résultats de l’engagement. Gamma Quatre resta sur le même vecteur et poursuivit sa course en décrivant une large courbe. Gamma Trois poussa à fond ses unités de propulsion principale pour forcer ses vaisseaux à négocier un virage plus serré tout en grimpant légèrement. Gamma Deux se laissa emporter par son élan dans une plus large parabole vers le bas et Gamma Un entreprit à son tour de remonter entre les trois autres selon un angle plus aigu, les unités de propulsion principale de ses croiseurs de combat poussées à plein régime.
Puis Geary reporta les yeux sur son écran pour s’informer enfin des résultats.
Deux des cuirassés obscurs étaient hors de combat : le premier dérivait, incontrôlé, et le second avait été déchiqueté. Les formations obscures avaient aussi perdu deux croiseurs lourds, trois légers et une douzaine de destroyers.
Gamma Quatre, la première de ses formations à avoir affronté les cuirassés, ne s’en était pas sortie sans égratignure. L’Amazone avait essuyé le plus gros des tirs ennemis, et, incapable de manœuvrer, toutes ses armes HS, culbutait lentement dans l’espace selon un angle divergeant légèrement de son vecteur précédent. Le Colosse du capitaine Armus, quant à lui, avait subi un bon nombre de frappes mais restait en assez bon état pour tenir le rythme de sa formation et poursuivre le combat. Le croiseur lourd Tourelle ainsi que les croiseurs légers Poursuite, Couronne et Foin avaient disparu. Curieusement, on n’avait perdu qu’un seul destroyer, l’Annelet.
L’image d’un officier en combinaison de survie, debout sur la passerelle endommagée et plongée dans le noir d’un cuirassé, apparut devant Geary. « Capitaine de frégate Choiseul au rapport. Le commandant Penthe est mort. Le cœur du réacteur de l’Amazone est endommagé et instable. Nous tentons un arrêt d’urgence. Nous n’avons plus aucune propulsion et la plupart de nos armes sont HS. Dans la mesure où les vaisseaux obscurs ont ciblé des capsules de survie lors d’engagements précédents, je sursois à l’abandon du vaisseau, mais, s’il devient évident que l’Amazone va s’autodétruire, j’ordonnerai leur lancement. En l’honneur de nos ancêtres, Choiseul, terminé. »
L’image disparut.
Celle des formations de vaisseaux obscurs qui contenait dix croiseurs de combat avait négocié le virage le plus serré dont elle était capable, visiblement pour achever l’Amazone.
« Ils nous laissent une ouverture, lâcha précipitamment Desjani.
— Je vois ça. » Les deux formations de cuirassés de Geary n’étaient plus en mesure d’altérer assez vite leur vecteur pour en découdre avec les dix ennemis, mais ses croiseurs de combat, eux, pouvaient intervenir. « Gamma Deux, interceptez les croiseurs de combat obscurs qui visent l’Amazone, transmit-il. Gamma Un vous assistera. »
Il se tourna vers Desjani. « À vous de jouer cette fois, commandant.
— À vos ordres, amiral. » Tanya semblait moins exulter que d’ordinaire quand une telle occasion s’offrait à elle. Il en émanait plutôt, quand elle donna l’ordre à Gamma Un de continuer de virer sur l’aile puis d’infléchir de nouveau sa trajectoire vers le bas, une sévère détermination.
Gamma Deux, de son côté, remontait après avoir spectaculairement resserré son virage, tandis que le Léviathan de Tulev menait la charge pour porter assistance aux survivants de l’Amazone.
« L’Amazone a éteint le cœur de son réacteur », rapporta le lieutenant Castries. Le cuirassé, désormais complètement désemparé, n’était plus qu’une carcasse incontrôlée culbutant pesamment dans le vide. Voyant les croiseurs de combat obscurs fondre sur elle, à quelques minutes seulement d’ouvrir le feu, elle se mit à cracher des modules de survie. Son équipage rescapé n’aspirait plus désormais qu’à la piètre sécurité que lui offriraient les capsules.
Quelque chose, dans les images transmises par les fusiliers, eut le don de distraire un instant l’attention de Geary. Il s’apprêtait à les éteindre puis interrompit son geste en voyant les fantassins pénétrer dans un vaste compartiment bourré de matériel de commandement. La salle ressemblait au centre de commande principal de la station d’Ambaru, à Varandal, mais elle était encore plus grande. Plusieurs individus vêtus des mêmes tenues civiles que l’homme et la femme qu’il avait arrêtés à Ambaru étaient plantés là, les mains levées, à l’exception d’une seule personne, laquelle donnait l’impression de flageller rageusement et sans discontinuer les commandes virtuelles en suspension devant son nez. Elle pivota et se mit à invectiver les fusiliers. Bien que l’échange fût muet, du moins pour Geary, il devina que cette femme cherchait à asseoir son autorité sur les fantassins. D’autres fusiliers entrèrent avec Victoria Rione et le colonel Rico. Rico prononça quelques mots qui lui clouèrent le bec puis ordonna à ses hommes de la maîtriser.