— Et ils ont aussi réactivé des systèmes de l’Alliance à distance, ajouta Desjani en pointant les remorqueurs du doigt. Ils ont dû outrepasser les codes d’accès, les autorisations et les interfaces de sécurité des remorqueurs. Et maintenant ils ont rallumé à distance la propulsion des remorqueurs et leur ont fixé une trajectoire. Ce sont peut-être nos alliés, mais depuis quand ont-ils acquis cette compétence ?
— Amiral, tous les vaisseaux obscurs se retournent », annonça le lieutenant Yuon, le souffle coupé.
Le regard de Geary se reporta sur les formations de vaisseaux obscurs, et, de stupéfaction, il fixa son écran en clignant des paupières : leurs vecteurs commençaient à largement bifurquer. « Ils viraient pour revenir intercepter nos formations. Et, maintenant, ils se retournent aussi vite qu’ils le peuvent pour adopter de nouvelles trajectoires.
— Toutes plus ou moins identiques… Elles visent l’Invincible, affirma Desjani en scrutant son propre écran, les sourcils froncés. C’est sur elles qu’ils vont se stabiliser, j’en mettrais ma main au feu. Ils vont s’en prendre au supercuirassé.
— Aux yeux des vaisseaux obscurs, bien qu’il soit pratiquement désarmé, l’Invincible doit passer pour une gigantesque menace, dit Geary. Une menace littéralement colossale, qui, pour eux, prend la priorité sur toutes les autres cibles. Une diversion. Les Danseurs nous ont fourni une diversion. De quoi nous soulager du fardeau des vaisseaux obscurs pendant une brève période.
— Une période mieux que brève, rectifia Desjani. Ils ne se trouvent qu’à vingt minutes-lumière environ de l’Invincible, qui s’éloigne de nous et d’eux. En raison de la seule distance, il leur faudra à peu près une heure et demie pour le rattraper et davantage encore pour le détruire. »
La remarque porta. Le supercuirassé n’était pas seulement une diversion mais aussi un sacrifice. « Nos ancêtres nous pardonnent ! Le savoir que recèle ce bâtiment, tout ce qu’il aurait pu nous apprendre…
— Un autre crime à imputer aux imbéciles responsables de ce foutoir, cracha Desjani d’une voix sourde et rageuse. Qu’allons-nous faire de ce répit que nous offrent les Danseurs et l’Invincible ?
— Sauver quelques vies, du moins pour le moment. » Geary donna des ordres pour affecter des dizaines de vaisseaux à la récupération des capsules de survie lancées par ses cuirassés, croiseurs et destroyers détruits ou hors de combat, et recueillir les survivants. « Dès qu’on aura récupéré tout le monde, nous rejoindrons le Mistral et nous gagnerons les franges extérieures du système. Un autre point de saut apparaîtra tôt ou tard. Nous ne pouvons pas l’emprunter, parce qu’il ne faut laisser ici aucun vaisseau obscur en mesure d’attaquer l’Alliance. Mais le Mistral, lui, le pourra. »
Desjani le dévisagea puis hocha sombrement la tête. « Le Mistral doit rentrer. Cela dit, pour contraindre le capitaine Young à nous abandonner, il vous faudra peut-être ordonner à quelques fusiliers de pointer une arme sur sa tempe. »
L’image de ce à quoi ressemblerait plus tard la vie de Young si on lui ordonnait… si on la forçait à les laisser en plan traversa fugacement la tête de Geary : on se souviendrait à jamais d’elle comme de la seule à avoir quitté Unité Suppléante, la seule dont le vaisseau aurait survécu à cette bataille désespérée. La perspective de la condamner à vivre un tel cauchemar, en qui d’aucuns verraient un sort pire que la mort, l’épouvanta. Il se demanda si elle pourrait y survivre bien longtemps.
Mais il s’y savait contraint.
Il appela le Mistral. « Commandant Young, la flotte va se repositionner à proximité de l’installation gouvernementale. À compter du moment de cette transmission, vous disposerez de quatre-vingt-dix minutes avant notre arrivée. Tenez-vous prête à quitter le hangar à cet instant précis pour nous rejoindre. Ne laissez personne, je répète, ne laissez personne à bord de l’installation. »
Déjà quelque peu amoindries par les pertes qu’elles avaient encaissées, les formations de la Première Flotte s’étaient dispersées en un essaim de vaisseaux opérant individuellement et filant tous azimuts pour retrouver les modules de survie et procéder au sauvetage de leurs occupants. Geary n’avait nullement besoin de superviser cette activité. S’agissant de décider du vaisseau le mieux placé pour récupérer telle ou telle capsule, de tenir le compte de la capacité d’un bâtiment à recueillir des survivants à son bord sans le surcharger et de conseiller chaque commandant sur la meilleure marche à suivre, les systèmes automatisés de la flotte ne rencontraient aucun problème.
« Ce n’est pas dépourvu d’ironie, commenta-t-il en observant le processus. Nos systèmes automatisés nous permettent de récupérer tous les rescapés aussi vite et efficacement que possible. C’est à cette efficience que beaucoup d’hommes et de femmes doivent leur sauvetage. Mais leur vaisseau a d’abord été détruit par d’autres systèmes automatisés, qui les abattraient sans hésiter s’ils le pouvaient.
— Soit c’est vous qui donnez des ordres en vous fondant sur ce que vous apprennent les systèmes, soit ce sont les systèmes qui vous donnent des ordres, que ça vous plaise ou non, répondit Desjani. Le problème n’a rien de compliqué.
— Il ne devrait pas », convint Geary.
La récupération des survivants achevée, Geary ordonna à ses vaisseaux de reprendre la formation puis de gagner l’installation gouvernementale en laissant les capsules de survie abandonnées à la dérive.
Les vaisseaux obscurs fondaient toujours sur l’Invincible. L’énorme supercuirassé extraterrestre s’éloignait lentement et poussivement de ses poursuivants, tracté par des rangées de remorqueurs lourds de l’Alliance, qui, au demeurant, ne lui fournissaient qu’une fraction de la puissance de ses unités de propulsion principale désormais sans emploi.
Le spectacle chagrina étrangement Geary. Point tant qu’il ne regrettât pas amèrement que toutes les connaissances que recelait le vaisseau extraterrestre capturé fussent perdues, mais surtout parce que la perspective d’assister au sacrifice du géant – sacrifice qui n’avait d’autre but que de permettre à la Première Flotte de détruire les vaisseaux obscurs jusqu’au dernier avant que son dernier bâtiment ne fût lui-même anéanti – lui inspirait une grande tristesse. Par sa détermination à courir à sa propre destruction pour le salut de vaisseaux de guerre humains, ce colosse lui semblait plus humain, plus proche d’un être vivant que les vaisseaux obscurs et leurs IA programmées pour singer le raisonnement de l’homme.
Sur l’écran virtuel de son fauteuil de commandement, les graphiques étaient saturés de marqueurs rouges et jaunes indiquant, parmi de trop rares marqueurs verts signalant les bâtiments à peu près intacts, le degré des dommages subis par ses vaisseaux. La diversion fournie par l’Invincible ne leur accorderait que quelques heures de répit, tandis que la flotte avait besoin d’un séjour de six mois dans un grand chantier spatial équipé de nombreux hangars.
De ceux qu’ils avaient été contraints de détruire dans ce système même.
« Nous avons un peu de temps devant nous, dit-il à Desjani. Je vais tenir une conférence stratégique. »
Elle s’assura que les champs d’intimité étaient activés puis Geary appela ses officiers supérieurs. Leurs images, assises dans leur fauteuil de commandement sur la passerelle de leur propre vaisseau, apparurent tout autour de lui : Duellos, Jane Geary, Badaya, Armus. Desjani (en chair et en os). Puissant rappel de l’absence du regretté capitaine Tulev.