Rione ne répondit pas. Sans doute était-elle furieuse, mais Geary n’avait plus de tension nerveuse à consacrer à de tels soucis.
Environ une heure plus tard, les formations de l’Alliance passaient au ras de l’installation gouvernementale. Les vaisseaux obscurs avaient probablement rattrapé l’Invincible entre-temps, mais les images n’en étaient toujours pas parvenues à Geary. Celles, vieilles d’une heure, que captaient les senseurs de l’Alliance ne montraient encore que l’ennemi en train de se rapprocher du supercuirassé extraterrestre. Il y avait de bonnes chances pour qu’ils en eussent fini avec lui ; ils devaient déjà rebrousser chemin pour en découdre de nouveau avec les forces de Geary.
Le Mistral jaillit du hangar puis accéléra autant qu’il le pouvait pour rejoindre les autres vaisseaux. « Mission exécutée conformément aux ordres », déclara l’image de Young.
Près d’elle, le colonel Rico opina. Il donnait l’impression d’avoir porté sa cuirasse de combat des heures durant. D’ailleurs, il l’avait encore sur lui, la visière relevée. « Nous détenons de multiples copies de tout ce que contenaient les enregistrements des banques de données de cette installation, amiral. Il y avait aussi des papiers.
— Des papiers ? s’étonna Geary. De quelle sorte ?
— Des papiers portant des mémos, des ordres et des informations.
— Vraiment ? Je ne crois pas avoir jamais rien vu de tel.
— Mes décrypteurs pensent qu’on se servait de copies papier au lieu de dossiers numériques pour limiter les possibilités de fuite ou de duplication, expliqua Rico. Nous avons découvert une autre de leurs précautions en matière de sécurité quand nous nous sommes servis de leurs senseurs. Ceux-ci montrent un système stellaire d’une seule étoile, Alpha. Bêta y est complètement occultée, effets gravitationnels et tout et tout. Je parierais qu’il en allait de même pour les vaisseaux chargés d’amener des gens ou de les rapatrier. Seules quelques-unes des personnes affectées à Unité Suppléante devaient savoir qu’il s’agissait d’un système binaire.
— Malin, fit Geary.
— Oui, amiral, dit Young. Certains se sont un peu trop habitués à l’idée de ne montrer au reste du monde que ce qu’ils veulent bien lui faire voir.
— Nous avons embarqué les vigiles de la société de surveillance privée, y compris le corps de celui que nous avons abattu, ajouta Rico. Ces gardes sont prisonniers mais ils ne nous posent aucun problème. Ils se rendent compte que nous les avons sauvés. Nous avons aussi enfermé les gens qui étaient retenus prisonniers à bord de l’installation. Nous ne connaissons pas la raison de leur détention, aussi ne prenons-nous aucun risque.
— Ça peut attendre. Qu’en est-il des “civils” ? demanda Geary.
— Détenus dans les cellules de haute sécurité du Mistral, répondit Young. Les fusiliers, mes maîtres d’équipage et mon personnel médical les ont d’abord soigneusement examinés pour s’assurer qu’ils ne portaient sur eux ni en eux aucun dispositif suicidaire. J’ignore si tous représentent une menace. Quelques-uns de ces civils semblaient déjà se poser des questions avant notre apparition.
— Et s’agissant des codes d’accès au portail ? » s’enquit Geary. Dans la mesure où nul n’avait encore avancé cette information, il connaissait déjà la réponse probable, mais, mû par un vain espoir, il n’avait pu s’empêcher de poser la question.
« Rien, amiral. Nous ne les avons pas trouvés. L’ex-sénatrice Rione croyait avoir une piste, mais nous n’avions plus le temps.
— Où est-elle ? »
Young consulta un de ses écrans. « Dans sa cabine avec son mari. Il est en très mauvais état, amiral. Ça l’a salement secouée, je crois. Elle a bloqué toutes les communications avec sa cabine, mais je peux forcer le blocus si vous voulez lui parler.
— Non. Si elle avait trouvé quelque chose, elle me l’aurait déjà dit. »
Geary avait envisagé d’ordonner au Mistral de rallier Gamma Un, la formation la plus proche de l’Indomptable, mais il se rendit compte que placer à touche-touche deux cibles aussi précieuses serait tenter le diable ou, tout du moins, les vaisseaux obscurs. Il préféra donc exhorter Young à se joindre à Gamma Trois et à prendre position près de l’Intrépide.
« Nous avons reçu notre réponse des Danseurs, lui apprit Charban. C’est une étrange petite chanson pour l’oreille humaine, mais qui se résume grosso modo à cette déclaration : on les a envoyés arrêter les vaisseaux obscurs, et ils resteront ici pour les affronter jusqu’à ce qu’ils aient rempli cette mission.
— Remerciez-les de ma part. Pouvons-nous leur faire savoir que nous sommes honorés de combattre avec eux ?
— Oui, répondit Charban, l’air songeur. Ça devrait se présenter ainsi, ce me semble : “Nous faisons partie du même motif.” Quelque chose comme ça. Je trouverai une formulation convenable.
— Et qu’ont dit nos honorables compagnons de combat de leur capacité, restée confidentielle jusque-là, à activer à distance les systèmes des vaisseaux bofs et de ceux de l’Alliance ? »
Charban sourit. « Qu’on les ait interpellés à ce sujet a dû légèrement les embarrasser, je crois. La réponse qu’ils ont donnée, c’est que les méthodes dont ils se servent peuvent être aisément outrepassées par des superviseurs humains ou bofs. S’il y a quelqu’un pour prendre la main sur le système ciblé et éliminer ce qui ressemble à un bogue, celui-ci sera trop subtil pour passer pour une intrusion mais aussi beaucoup trop faible pour subvertir un système dont on surveille les dysfonctionnements. Naturellement, je leur ai demandé pourquoi ça ne marchait pas aussi avec les vaisseaux obscurs, et les Danseurs m’ont répondu que leurs IA jouaient le rôle de surveillants ou de superviseurs. Le terme qu’ils ont employé peut en réalité se traduire par “suresprit”. Ça n’en reste pas moins, potentiellement, une capacité précieuse, mais seulement en face d’un système sans administrateur, qu’il soit bof, humain ou artificiel. »
L’image de l’attaque de l’Invincible par les vaisseaux obscurs atteignit finalement la flotte quinze minutes après son passage devant l’installation gouvernementale. En dépit des centaines de millions de kilomètres qui séparaient les vaisseaux de Geary du site de l’agression, leurs senseurs optiques interceptaient, dans le vide, des images claires comme de l’eau de roche.
Geary n’avait pas envie d’y assister, mais il lui semblait que cette responsabilité lui incombait. Il tressaillit quand les vaisseaux obscurs ouvrirent le feu : leurs croiseurs de combat venaient de déchiqueter les remorqueurs lourds de l’Alliance qui tractaient le supercuirassé.
De manière assez stupéfiante, les quelques armes qui restaient à l’Invincible ripostèrent quand l’ennemi s’en approcha. Geary entendit des vivats résonner dans tout l’Indomptable et comprit que son équipage applaudissait la résistance héroïque du supercuirassé. Il ne s’agissait sans doute que de ses systèmes d’armement automatisés, mais il n’en donnait pas moins l’impression d’un vaillant vaisseau mourant en combattant.
Toutefois, dès que les cuirassés obscurs s’en approchèrent assez pour déverser sur lui les faisceaux de particules de leurs lances de l’enfer, ses armes furent très vite réduites au silence.