Elle s’interrompit, comme hors d’haleine. « J’avais raison. C’est ce qui importe. J’ai trouvé les codes d’accès au portail. Pas ceux qui permettent de le débloquer. Ça dépasse mes compétences. Mais j’ai pu utiliser un logiciel officiel, que je ne suis pas censée détenir, pour reprogrammer le dispositif de sauvegarde du portail. J’ai inversé sa fonction et, lors de son effondrement, il déclenchera désormais une explosion maximale, de l’ordre de 8 sur l’échelle de Schneider des novæ. »
Rione toucha une commande et désigna les chiffres qui s’affichaient. « Je viens de transmettre au portail l’ordre de s’effondrer à cette heure précise. Vous pouvez calculer à quel moment le signal l’atteindra et aussi à quel moment l’onde de choc consécutive touchera chaque objet du système stellaire. Je me souviens de ce que vous avez fait à Prime quand vous avez dû affronter une même menace, en conduisant la flotte dans l’ombre de l’étoile pour la protéger de l’onde de choc. Vous pouvez faire de même ici. Mais les vaisseaux obscurs ne sauront que le portail est en train de s’effondrer que quand il commencera à le faire. Et ils n’apprendront que le dispositif de sauvegarde a été inversé qu’au moment où l’onde de choc les frappera. »
Bien que ce message eût été envoyé des heures plus tôt, Rione donnait l’impression de le regarder droit dans les yeux. « J’ai beaucoup appris sur les batailles spatiales depuis que je vous ai rencontré, amiral, poursuivit-elle. Assez pour savoir que vous ne pouvez remporter celle-ci qu’en le payant très chèrement. Vous pourriez même la perdre, avec des retombées catastrophiques pour l’Alliance. J’ai donc pris la seule décision qui assurera l’anéantissement des vaisseaux obscurs. J’avoue m’être prise d’affection pour les hommes et les femmes que vous commandez.
» Ne perdez pas votre temps à tenter de m’arracher à cette installation. Je sais assez clairement lire un écran de manœuvre pour comprendre que vous n’auriez aucune chance d’y parvenir dans le temps qui vous reste.
» Je ne suis pas seule. Comme vous pouvez le constater, Paol Benan, mon époux, est avec moi, sous forte sédation. » Elle ravala sa salive avant de pouvoir continuer. « Selon les archives que j’ai trouvées ici, on a reporté à huitaine et de manière répétée, pour des “raisons de sécurité”, le traitement destiné à réparer les dommages causés par son blocage mental, tant et si bien qu’à la longue ils ont été déclarés irréversibles. Paol représente maintenant un danger pour lui-même et pour les autres, moi comprise. Il doit rester constamment sous puissants sédatifs… une sorte de mort-vivant. On m’a pris mon mari, amiral. On lui a refusé une mort honorable. Et, le pire, c’est que je ne crois pas un instant qu’on en ait eu quelque chose à faire. »
Rione marqua une nouvelle pause pour prendre une profonde inspiration. « Finissez le boulot, amiral. Ramenez vos vaisseaux dans l’Alliance. Ramenez le Mistral. Les informations contenues dans les dossiers et tout ce dont peuvent témoigner les gens que nous avons trouvés ici suffiront à faire rendre gorge à ceux qui, par étroitesse de vue, cupidité, ignorance, couardise ou tout bonnement ambition effrénée, ont failli détruire l’Alliance. D’autres ont sans doute pris leurs désirs pour des réalités ou agi par ignorance délibérée et, s’ils ne méritent pas de subir le même sort que les premiers, ils doivent malgré tout répondre de leurs actes. Certains ont peut-être les mains propres, autant du moins qu’elles peuvent l’être en ayant trempé dans cette affaire, et ces dossiers suffiront à les blanchir, en dépit des tentatives des vrais coupables pour leur faire porter le chapeau. Il est amplement temps que la population de l’Alliance cesse de rejeter le fardeau de ses propres erreurs sur le gouvernement, se regarde dans le miroir et se rende compte que le gouvernement, c’est elle-même.
» Sauvez l’Alliance, amiral. Comme je vous l’ai dit à notre première rencontre, je suis prête à mourir pour son salut. C’est ma dernière exigence. Vous me devez bien ça. »
Rione s’interrompit plus longuement, comme si parler lui coûtait. « Merci pour les services que vous m’avez rendus, amiral. Merci d’avoir toléré ma présence, d’avoir écouté mes conseils et de croire encore à tous ces principes essentiels dont nous avions oublié l’importance. Je ne vais pas feindre d’affronter une mort certaine avec la plus sereine des résolutions. Je ne me suis jamais prétendue de cette trempe. Je suis terrifiée. Dès la fin de cet appel, je prendrai un sédatif, je m’allongerai auprès de mon mari et, quand le couperet s’abattra, ni lui ni moi ne le sentirons tomber. Toutefois, nous franchirons ensemble l’ultime porte, par-delà laquelle j’espère que nos ancêtres nous accueilleront et me pardonneront toutes les décisions que j’ai cru devoir prendre. »
Une lueur de son ancienne ardeur brilla dans les yeux de Rione. « Peut-être aurai-je finalement mérité le respect d’hommes et de femmes tels que ceux qui sont présentement sous vos ordres et que nous autres politiciens avons trop longtemps envoyés à la mort sans leur accorder une pensée ni se soucier de leur sort. Après tout, les gens admirent autant les politiciens morts qu’ils les exècrent vivants.
» Adieu, amiral Geary. Sauvez l’Alliance. Puissiez-vous survivre, le capitaine Desjani et vous, et connaître une vie longue et heureuse. En l’honneur de nos ancêtres, Rione, terminé. »
Geary regarda disparaître son image en inspirant une chevrotante goulée d’air, puis son cerveau entra en action. « Tanya, je remonte sur la passerelle. Commencez à établir les manœuvres et voyez si nous pouvons gagner l’autre côté de l’étoile dans le temps qui nous reste. »
Il gagna la passerelle au pas de gymnastique et se laissa tomber dans son fauteuil. Desjani s’activait déjà furieusement sur son écran de manœuvre, le visage crispé de rage. « Ce sera juste, râla-t-elle. En tenant compte des limites imposées à la propulsion de nos bâtiments les plus sévèrement endommagés, nous avons une chance convenable de passer derrière Bêta juste avant que l’onde de choc ne frappe. Qu’elle soit maudite ! Elle savait que j’allais désormais devoir honorer sa mémoire ! »
Geary vérifia rapidement le travail de Tanya. « Nous retournons vers l’intérieur du système sur une trajectoire visant apparemment l’installation gouvernementale…
— Puis, quand les vaisseaux obscurs se rapprocheront pour nous intercepter, nous modifierons notre vecteur pour viser l’ombre de Bêta. Mais ce sera d’un cheveu. Si jamais l’effondrement du portail se fait trop vite, nous risquons d’être pris dans l’onde de choc. Nous n’avons pas une seconde à perdre. Mais, si nous y arrivons trop tôt, nous ferons des cibles faciles pour les vaisseaux obscurs. »
Geary frappa ses touches de com. « À toutes les unités de la Première Flotte, ici l’amiral Geary. Exécution immédiate des manœuvres jointes. Que toute unité persuadée que les dommages à sa propulsion grèveront sa capacité à les exécuter me contacte séance tenante. »
Ses unités de propulsion principale s’allumant pour le pousser sur un nouveau vecteur dans la direction opposée à celle d’où venait la flotte, l’Indomptable entreprit de pivoter. Pas à plein régime, mais en se conformant plutôt aux meilleures performances des vaisseaux les plus handicapés. « Ne pourrions-nous pas transférer les équipages…
— Ça prendrait trop de temps, le coupa Tanya. Il faudrait réduire encore plus l’accélération pour permettre aux navettes de les transborder afin d’abandonner ces bâtiments. Mieux vaut les conduire tous à l’abri de l’étoile. Maudite soit cette femme ! »