— Non, amiral. Je vais juste vérifier ce qui se passe au compartiment du renseignement pendant que Shamrock… pardon, pendant que le lieutenant Jamenson tient la baraque.
— Et où en êtes-vous avec le lieutenant Shamrock ? » demanda Geary.
Iger sourit jusqu’aux oreilles. « On planifie notre lune de miel, amiral. On n’aurait jamais cru ça possible. Mais, finalement, on dirait que ça va durer un bon moment.
— Ç’a l’air de bien vous plaire, fit remarquer Desjani. Cela étant, quant à votre choix de villégiature, je vous suggère d’éviter les systèmes binaires rapprochés. »
Le général Charban fit à son tour irruption du compartiment, donnant ainsi à Iger l’occasion de filer vers celui du renseignement. Le général semblait de nouveau éreinté, mais plus satisfait que dépité. « Je vais peut-être devenir parolier, annonça-t-il. Seuls les Danseurs consentent à écouter mes chansons, mais c’est un assez large public. Ils comptent sauter d’ici même jusque chez eux, amiral. »
Geary secoua la tête. « L’humanité a encore beaucoup à apprendre de l’univers. Ai-je officiellement présenté mes condoléances aux Danseurs pour les bâtiments qu’ils ont perdus en nous aidant à combattre les vaisseaux obscurs ? Sincèrement, je ne me souviens plus, général.
— Oui, confirma Charban. Et ils vous ont présenté officiellement les leurs pour nos pertes. Ils ont aussi demandé ce qu’avait fait Victoria Rione, et ils ont voulu connaître ses raisons et ses motivations.
— Que leur avez-vous répondu ? »
Charban fit la moue avant de répondre. « Que Rione était ce que les hommes appellent une Furie, amiral.
— Une Furie ?
— Les Furies sont des créatures mythiques, expliqua le général. Elles sont impitoyables et ne se laissent jamais détourner de leur objectif. Victoria Rione était une Furie, n’est-ce pas ?
— Oui, convint Geary. Il me semble.
— J’ai réfléchi à cette légende de Black Jack, reprit Charban. Il y a un siècle, l’Alliance n’avait pas seulement besoin d’un héros, mais d’un héros militaire. D’un modèle qui inspire à tous nos combattants le désir de donner le meilleur d’eux-mêmes.
— Black Jack a amplement rempli ce rôle, déclara Desjani.
— J’en conviens. Mais une démocratie n’a-t-elle pas aussi besoin d’une autre sorte de héros ? De leaders héroïques ?
— Héroïques ? s’étonna Desjani. Des dirigeants politiques ?
— On en aurait aussi l’usage, je crois, dit Geary. Mais, à ce que j’ai pu constater, la population de l’Alliance n’a pas ces temps-ci une très haute opinion des siens.
— Non, effectivement, admit Charban. L’idée qu’un politicien puisse être héroïque a pris un tour tellement incongru qu’elle ne vient probablement plus à personne. Nos politiques se sont acharnés à démolir leurs confrères, à vilipender toute prétention à l’héroïsme. Ils ne voient de courage que dans ce qui tend à faire progresser leurs intérêts personnels ou les causes qui leur tiennent à cœur.
— On l’avait remarqué, laissa sèchement tomber Desjani.
— Je crois néanmoins qu’il nous faudrait des héros dans les rangs de nos dirigeants. De vrais héros, dont le droit de revendiquer ce statut serait sans doute enjolivé, mais qui, foncièrement, mériteraient qu’on les célébrât pour avoir fait bien plus que ce qu’on attendait d’eux. Et sans en retirer un profit personnel. »
Charban regardait Geary dans les yeux. « Victoria Rione a donné cet exemple. Celui d’une femme politique héroïque. Et d’une héroïne défunte. Comme Black Jack en est l’illustration depuis près d’un siècle, les meilleurs héros sont toujours décédés, parce que leurs actions ultérieures ne risquent pas de décevoir. Le prendrait-elle mal, amiral, si on la mettait sur ce piédestal ? »
À sa grande surprise, Geary sourit. « Général, étant donné le comportement que Victoria Rione avait adopté vis-à-vis de son entourage et de ses collaborateurs, je crois que l’idée d’être regardée comme le parangon du dirigeant politique l’amuserait considérablement. »
Desjani opina. « Elle s’en taperait le cul par terre.
— Alors je vais m’y atteler dès notre retour dans l’Alliance, amiral, déclara Charban. L’Alliance ne correspond pas et ne saurait se résumer à ce que ses actuels dirigeants en font. Elle doit s’articuler autour des idéaux qu’incarnaient leurs prédécesseurs. Autour des sacrifices de nos chefs. C’est peut-être dans ce but que les Danseurs sont intervenus de cette façon. Pas seulement à cause des esprits froids des vaisseaux obscurs. Notre part du motif, celle de l’Alliance, était en train de pourrir de l’intérieur. Mais nous pouvons encore y remédier. Je ferai ce que je pourrai.
— Vous comptez réellement entrer en politique ? demanda Desjani. Vous êtes conscient que votre réputation en souffrira ?
— J’en prends le risque. Si d’autres braves gens m’imitent en assez grand nombre, nous changerons peut-être l’image de nos politiciens.
— Bonne chance », lui souhaita Geary.
Il raccompagna Desjani à sa cabine. « Entrez un instant, proposa-t-elle.
— En quel honneur ? Nous ne tenons pas à ce qu’on jase.
— Laissez l’écoutille ouverte. Puis-je m’asseoir ?
— Faites comme chez vous, commandant.
— Merci, amiral. » Desjani s’assit à son bureau en soupirant. « À propos de motifs et de destinée, une idée m’est venue. Les Énigmas n’ont pas seulement livré sournoisement à l’humanité la technologie de l’hypernet pour que la guerre entre l’Alliance et les Mondes syndiqués perdure, mais aussi dans l’espoir que nous construisions des portails dans tous nos systèmes stellaires et que nous découvrions ensuite qu’ils font les meilleures armes qui soient s’agissant de détruire ceux de nos ennemis. Les Énigmas voulaient que l’humanité s’autodétruise.
— C’est exact, fit Geary en s’adossant à l’écoutille ouverte.
— Or le portail d’Unité Suppléante, la seule arme assez puissante pour anéantir les vaisseaux obscurs, nous a permis de survivre. Les Énigmas nous l’ont donnée en espérant que nous nous détruirions avec, et, au lieu de cela, nous nous en sommes servis pour nous sauver.
— Ironique, n’est-ce pas ? admit Geary. Je n’y avais pas réfléchi, mais c’est la stricte vérité.
— Et ça ne serait pas arrivé si ceux qui ont imaginé, financé et promu le programme des vaisseaux obscurs, ainsi que d’autres épouvantables inepties, n’avaient pas eu Victoria Rione dans leur collimateur et ne l’avaient pas poussée dans ses derniers retranchements. »
Geary la dévisagea. « Vous avez prononcé son nom.
— Et alors ? J’honore sa mémoire. L’important, c’est que les Énigmas nous ont donné cette arme et que les gens qui cherchaient à saboter l’Alliance, eux, nous ont donné celle qui presserait sa détente. »
Geary continua de la fixer. « Nos ennemis nous ont donné le moyen de déjouer leurs plans.
— Croyez-vous encore qu’il n’existe aucun plan plus vaste vous impliquant ? insista-t-elle. Un plan ourdi par des puissances auprès desquelles les Énigmas et les “civils” ne sont rien.
— Tanya, vous ne me ferez jamais croire que je suis un être à part.
— Et c’est bien pour cela que vous avez été choisi, conclut-elle. Je sais que vous la regretterez. Ce n’est pas grave. Elle aussi faisait partie du plan.
— Vous aussi.
— Je me suis bornée à vous garder en vie, Black Jack. En vie et la tête sur les épaules. »
Geary coula un regard vers la plaque commémorative que Tanya Desjani avait appliquée sur une cloison de sa cabine. Elle portait la liste, effroyablement longue, des patronymes de ses camarades morts au combat. Deux nouveaux noms y avaient été ajoutés. Victoria Rione. Capitaine Tulev. « Je ne regretterai pas qu’elle.