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Erwan décrocha son téléphone et tomba sur le répondeur. Il laissa un message, se souvenant que son adjoint rentrait de vacances le jour même. Choperait-il l’appel à temps ? Il se donna quelques heures avant de contacter un autre flic.

Café. Dans le silence de son appartement, les mauvais coups de la journée lui revinrent en flashs. Les bleus de sa mère, les blancs de son père, les photos de Sofia… Une famille de cinglés.

Il se considérait comme le seul membre sensé du clan. En tout cas le moins taré. Célibataire, quatre mille euros par mois, un quotidien réglé comme une feuille d’impôt. Il portait des costumes Celio, lisait L’Équipe et son seul vice était une bière de temps en temps. Il avait d’autres passions, beaucoup plus raffinées — musique classique, peinture, philosophie… — mais il était incapable d’en parler en société. Et d’ailleurs, il ne le souhaitait pas : affaires privées. Il s’en tenait à son image officielle : le meilleur commandant de la BC, un taux d’élucidation record et plusieurs titres nationaux de tireur sportif.

Comment pouvait-il rêver à Sofia Montefiori ?

Erwan avait toujours associé la beauté féminine à l’argent et chaque jour de sa vie de flic lui confirmait l’adage de Frédéric Beigbeder : « Les femmes ne sont pas des putes mais je ne connais aucune belle avec un pauvre. » Dans les films, l’épouse du milliardaire couche avec le flic héroïque et smicard. Dans la vraie vie, elle préfère rester au bord de sa piscine.

Il devait se contenter de proies moins éblouissantes mais sympathiques : serveuses, vendeuses, esthéticiennes. Il ne mettait aucun dédain dans ce choix et en rajoutait même dans le respect et la gentillesse, comme pour compenser l’obscur mépris que ces filles subissent au quotidien. Rien que le terme « petits métiers » le faisait gerber et tous les qualificatifs professionnels s’achevant en « euse » l’irritaient. Il se voyait bien en défenseur des midinettes.

Malheureusement, ces histoires ne duraient jamais longtemps. C’était comme dans la chanson : « Quand une marquise rencontre une autre marquise, qu’est-ce qu’elles se racontent ? » Les caissières lui sortaient des histoires de caissières, pas très passionnantes, et lui dégainait ses anecdotes de flic, plus intéressantes mais malsaines et effrayantes. La greffe ne prenait jamais.

Pas grave. Il préférait ses rêves. Il préférait Sofia. En son for intérieur, il pensait que l’amour, le vrai, doit rester inaccessible et il n’était pas du tout porté sur le sexe.

Il tenait ce détachement de son père. Le vieux fauve, l’homme de toutes les manipulations, était un puritain. Il n’aimait que les nymphettes, et d’une manière platonique. Les rares fois où Erwan l’avait vu excité, c’était auprès de très jeunes filles, presque des enfants. Il en était resté fasciné. Voir ce colosse rougeaud se transformer en Père Noël attentionné et bienveillant avait quelque chose de monstrueux. Le maquereau qui avait mis des putes dans les lits de la plupart des hommes politiques, le pourvoyeur de coke des accros, le maître chanteur qui avait sévi aux Mœurs, à la BRI, à la Brigade criminelle, venait boire à cette source de pureté sans arrière-pensée.

Ce qui ne l’empêchait pas, comme son fils, d’être convaincu de la toute-puissance du sexe dans ce bas monde. Première leçon du métier de flic : le cul est partout, tout le temps. Sous le vernis de la culture, des discours, des religions, des uniformes, il y a la chair. Le besoin de toucher des mamelles, de plonger son dard dans une fente humide et brûlante. Le reste, c’était de la littérature.

Erwan stoppa là ses grandes réflexions et s’installa derrière son bureau, y posant mug et verseuse. Une fois son ordinateur allumé, il parcourut les mails envoyés par le Vieux. Le premier concernait la base aéronavale impliquée dans la « mort accidentelle d’un étudiant ». Une école de pilotage baptisée Kaerverec 76, du nom du village des environs, situé sur la côte ouest du Finistère, c’est-à-dire à la pointe la plus extrême de la France ; le nombre désignait l’année d’ouverture du centre.

Son père avait joint des liens Internet sur l’école. Les EOPAN (élèves officiers pilotes de l’aéronautique navale) y suivaient deux années d’enseignement puis passaient la troisième aux États-Unis pour achever leur formation de chasseurs. À leur retour, ils étaient prêts à prendre les commandes des Rafale qui décollent du porte-avions Charles-de-Gaulle. La dernière promotion s’appelait Condor 2012.

Chaque année, une vingtaine de candidats retenus sur dossier arrivaient début août à la base. Durant un mois, ils étaient observés. Examens théoriques, sélection en vol, évaluations psychologiques, simulations… Une douzaine seulement restaient : ceux qui devaient subir, le premier week-end de septembre, le bizutage.

Erwan relut le télex de l’état-major reçu par Morvan. Rédigé par Jean-Pierre Verny, lieutenant-colonel de gendarmerie de la section de recherches de Brest, il résumait les faits en quelques lignes. Le vendredi 7 septembre, à midi, la base avait été fermée à tout visiteur et officiers et professeurs avaient été virés. L’école était devenue un gigantesque terrain de jeux avec un seul objectif : en faire baver aux nouveaux élèves. À 17 heures, un appel avait réuni les douze apprentis pilotes sur le tarmac. « Cradification », épreuves physiques, insultes, sévices jusqu’à 20 heures. Ensuite, les gamins avaient été dispersés, nus et souillés, dans la lande pour une chasse à l’homme dont les modalités n’étaient pas précisées. Le lendemain matin, un bizuté manquait à l’appel : Wissa Sawiris, vingt-deux ans, originaire du Mans. Quelques heures plus tôt, des manœuvres militaires avaient impliqué un tir de missiles sur l’île de Sirling, à quelques kilomètres au large. À midi, les experts en balistique militaire avaient analysé les ruines du bunker touché et découvert, parmi les gravats, des vestiges humains. Il n’avait pas fallu longtemps pour comprendre qu’il s’agissait des restes de l’étudiant disparu. Sa tête arrachée, bien que brûlée, avait été identifiée.

Erwan but une nouvelle goulée de café et se frotta les yeux. Cette affaire était tout simplement incroyable. Il était déjà surprenant de tirer un missile à quelques kilomètres d’une base où on avait lâché des élèves comme des faisans avant la chasse, mais il était carrément inconcevable que ce missile ait justement atteint le bunker où l’un d’eux s’était planqué. Cette histoire cachait-elle une autre vérité ?

Son téléphone vibra. Kripo.

— T’es rentré de vacances ?

— Je pose mon sac. Je me suis ressourcé dans le Haut-Rhin. Pourquoi tu m’as appelé ?

— On part demain matin.

— Où ?

— Dans le Finistère. Une histoire de bizutage qui a mal tourné.

— Les Cruchot ne peuvent pas régler ça ?

— Ça s’est passé sur une base de l’aéronavale : une présence de la BC est requise.

— Les militaires sont d’accord ?

— Il paraît.

— Et les médias ?

— Pas encore au courant. On est chargés de rédiger la version officielle.

Erwan imaginait déjà les commentaires des journalistes : « Nouvelle bavure dans l’armée », « Bizutage : le fléau frappe encore. » Des bras allaient se lever à l’Assemblée, des projets de loi ressortir des tiroirs, des émissions télévisées se multiplier. La mascarade habituelle.