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D’un geste, il alluma son mobile, attendit sa mise en route, puis composa son code. Nouvelle attente. Enfin, il put accéder à ses messages.

Le premier, à 21 h 30, sonnait comme un avertissement ironique. Loïc : « Rappelle-moi. » Le temps d’une fulguration, il se dit que son frère savait déjà. Mais non, aucune raison de s’inquiéter. Ensuite, c’était la sarabande habituelle : Morvan, Fitoussi, Kripo, Audrey… On l’avait cherché toute la nuit. Un nouveau meurtre et pas de commandant à bord : une première au 36.

Il appela en priorité l’Alsacien, qui lui répondit la bouche pleine :

— Où t’étais ?

— Je t’expliquerai. Toi, où t’en es ?

— Je lutte contre la masturbation.

Le ton était jovial.

— Quoi ?

— Je suis au bureau et je mange des Kellogg’s. Tu savais que les corn-flakes avaient été inventés par le docteur Kellogg dans le but de diminuer les pulsions masturbatoires des jeunes ?

Erwan soupira — assez perdu de temps :

— Kripo, je t’en prie.

— L’autopsie est en cours. Riboise aux commandes.

— Il a trouvé quelque chose ?

— Des cheveux dans la zone épigastrique de la victime. Cette fois, il savait où chercher. On aura les résultats ADN dans la matinée.

Quatrième corps en vue. La France n’avait jamais connu une série de meurtres aussi rapprochés. Et il fallait que le Vieux soit impliqué…

— Le légiste a aussi reçu les premiers résultats des analyses toxicologiques, continua son adjoint.

— Alors ?

— Les intestins de la fille contiennent des résidus d’un cyanure spécifique, qu’on trouve dans les tubercules de manioc.

— C’est ça qui l’a tuée ?

— Pas du tout. Riboise pense que ça lui a seulement fait vomir ses tripes : l’effet est instantané.

Son père lui avait parlé de la nécessité de purger le corps avant le rituel. Comment le nouveau tueur connaissait-il ces détails ?

— Les autres ?

— L’IJ a retourné la turne, passé le moindre recoin au peigne fin, sondé les siphons. Audrey et Favini écument le quartier. Pour l’instant, tout se passe comme sur les Grands-Augustins : pas de témoin ni d’indice. Notre gars est une ombre.

— Et sur Pernaud ?

— Rien non plus. Pas un abonnement, pas une carte à son nom, aucune trace d’activité professionnelle. C’est plus une enquête, c’est SOS Fantômes.

— Qu’est-ce que t’en penses ?

— Après avoir été terroriste et para, j’ai l’impression que Pernaud avait rejoint le « côté obscur de la force ».

— Comprends pas.

— Une barbouze.

Erwan ne pouvait pas entendre ce mot sans tressaillir.

— Réfléchis, insista Kripo. Le mec bénéficie d’une remise de peine inexplicable en 2005. On le retrouve l’année suivante chez les paras en Guyane. Ensuite, plus aucune existence officielle hormis son adresse où il touche une pension d’invalide de guerre. J’ai fait des recherches : ses blessures de Guyane n’ont entraîné aucun handicap. C’était une rétribution déguisée. Le facho était un agent dormant, payé à la mission en plus de sa rente.

N’importe quel bleu aurait compris : le gars travaillait pour Morvan. L’Homme-Clou l’avait choisi pour cette raison. Encore un point pour la théorie de la vengeance.

— Ça vaudrait le coup d’en parler à ton père, fit Kripo comme s’il suivait le raisonnement d’Erwan. Il le connaissait peut-être…

— Je m’en occupe.

— Après la petite Simoni, c’est…

— Je te dis que je m’en charge ! (Il avait crié trop fort. Il regagna la cuisine et se prépara un autre café.) Qui tape la perquise ?

— La Sardine et Audrey sont là-bas, mais tu te souviens de l’état du studio… Le tueur l’a retourné en profondeur. Soit il cherchait quelque chose qui l’intéressait, soit il connaissait la victime et a effacé toute trace de leur relation.

Le breuvage noir et âpre, une nouvelle fois cul sec.

— Un truc peut lui avoir échappé.

— Je suis sceptique, souffla Kripo, on a affaire à un esprit supérieur.

— Sans blague ? C’est tout ?

— Non. Levantin déboule au 36 à 9 heures. Il veut nous montrer quelque chose, à propos d’Anne Simoni.

— Quoi ?

— Il a pas précisé.

Erwan retourna vers les portes-fenêtres, en ouvrit une et sortit sur le balcon. L’air était vif, la vue à couper le souffle. Dans la lumière du jour naissant, l’image se révélait peu à peu comme un tirage argentique dans son bain chimique. Les détails, encore flous, doucement chahutés par les plis liquides de l’aube, se précisaient.

— T’as regardé les liens que je t’ai envoyés ? relança Kripo.

— Lesquels ?

— Les sculptures d’Ivo Lartigues.

— Pas eu le temps.

— Mais qu’est-ce que t’as foutu cette nuit ?

Il allait répondre quand un chatouillement effleura sa nuque. Il bondit de côté, comme si un scorpion l’avait touché. Sofia se tenait dans l’encadrement : tee-shirt Chloé et petite culotte taille basse, à moitié transparente, bordée de dentelle de Calais. En un éclair, il se souvint qu’il tenait ce vocabulaire de son adolescence, l’époque où il se masturbait sur les catalogues de lingerie volés dans les grands magasins.

Un mélange de pudeur et d’incitation au péché : tout ce qu’il aimait.

— Je serai à la boîte à 9 heures, fit-il d’une voix rauque.

Il raccrocha et s’aperçut qu’il était en érection.

88

Sofia voulut faire l’amour à même le parquet mais il s’y refusa, par un obscur principe de décence, ou de respect, ou d’il ne savait quoi. Ils atterrirent dans la chambre. Cette fois, il fut plus lucide, plus serein — et toujours aussi vigoureux. Tout se passa sans bruit, sans éclat, alors qu’il attendait toujours, au-dessus de sa tête, des fracas d’orage, des semonces divines, des châtiments supérieurs…

Une demi-heure plus tard, ils étaient exactement à la même place que lorsqu’elle l’avait surpris au téléphone.

— Un autre café ? proposa-t-elle en passant derrière le comptoir.

— Non merci. J’en ai déjà pris deux. (Il regarda sa montre.) Faut que je file.

— Me la joue pas gros flic bourru ! rit-elle.

— Non, pas du tout. Je…

Elle revint vers lui, tasse à la main. Son parfum surpassait celui du café. Métabolisme mystérieux de la femme qui distille toujours un sillage douceâtre et envoûtant.

— Pour nous deux, grommela-t-il, je…

— Stop. Je préfère parler avant que tu dises des conneries.

Il ouvrit les bras d’un air penaud. Sa chemise pendait. Il était toujours en caleçon, pieds nus sur le parquet.

— Je pourrais te dire qu’hier j’avais bu et que je regrette. C’est précisément le contraire : j’ai bu pour oser faire ce que je regrettais de ne pas faire depuis un bon moment. Tu me suis ?

— Je crois, oui.

— Maintenant, rentre chez toi et réfléchis. Pour moi, c’est du sérieux. Et j’espère que pour toi, je suis pas la fille d’une nuit.

Il ne put s’empêcher de sourire :

— T’es pas vraiment le genre one-night stand.

— Alors, embrasse-moi.

Disant cela, elle posa sa tasse et l’attrapa par les deux pans de sa chemise. L’image qui lui vint : son propre cœur, organe palpitant, enduit de miel, embroché au-dessus d’un feu.