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— Qu’est-ce qu’ils ont de si particulier ?

Erwan observa la ferraille dans sa main. Sa paume était rouge de rouille.

— Ils sont ensorcelés.

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Durant le vol de retour, Erwan lut — enfin — la doc de Kripo à propos d’Ivo Lartigues. Chaque ligne lui confirmait qu’il devait des excuses à l’Alsacien : depuis le départ, c’était lui et lui seul qui travaillait sur la piste la plus intéressante.

Lartigues était un nom d’artiste : l’homme était né Franciolini en 1952, près de Bolzano, à la frontière de l’Italie et de l’Allemagne. Fils d’ouvrier métallurgiste, il avait passé son enfance à subir les coups de son père alcoolique et les prières de sa mère dévote. Du chaud, du froid, de quoi vous forger le caractère. À dix-sept ans, il s’était inscrit aux Beaux-Arts à Paris. Marqué par le Nouveau Réalisme français (Yves Klein et ses peintures de feu) et le mouvement Fluxus (caractérisé par l’utilisation de matériaux industriels), il avait creusé sa propre voie dans les années 80 en assemblant des débris métalliques avec des clous, vis, crochets… Plus tard, il avait découvert les arts traditionnels africains — notamment celui du Mayombé — et s’était mis à créer ces géants de tôle transpercés de pointes, de verre, de fibres. Il sculptait aussi des verges hérissées de lames, des fragments de corps torturés par une armée de tessons. Il baptisait ses œuvres de simples numéros ou parfois déclinait ses séries à partir de la référence du clou qu’il utilisait — Congo no 6, op.13.

Côté vie privée, pas de femme ni d’enfant, aucune liaison officielle. Sur son activité de gourou SM, Kripo n’avait rien trouvé non plus, à part de simples rumeurs. Il allait falloir mettre les mains dans le cambouis.

Erwan retenait toutefois plusieurs faits. D’abord, Lartigues était riche — certaines de ses œuvres avaient été achetées plus d’un million d’euros, notamment par des collectionneurs américains. Ensuite, il travaillait avec des clous africains, provenant spécifiquement du Bas-Congo. Autre détail, à la marge : ses sculptures de verges cloutées ou surmontées de lames évoquaient irrésistiblement l’instrument qui avait provoqué les blessures anales des récentes victimes.

Il existait assurément un lien entre Lartigues et les meurtres mais Erwan avait déjà compris que ce rapport serait complexe à établir — et qu’il n’avait certainement pas encore identifié l’assassin.

Dès l’atterrissage, à 11 heures, il essaya de rallumer son portable. Miracle : l’écran montra des signes de vie. Fébrilement, il consulta ses messages. Sous une pluie de SMS pros, il trouva la perle qu’il espérait : un texto de Sofia qui lui fit l’effet d’une explosion de coke dans les sinus.

L’Italienne avait simplement écrit : « Tu boudes ? »

Enfantillages liés au premier temps de l’amour, qui bêtifie, dissout et régénère à la fois. Erwan se sentit d’attaque pour une grande journée d’enquête. Lorsqu’il aperçut son père qui l’attendait à la porte des arrivées d’Orly, dépassant tous les autres d’une tête, son enthousiasme retomba aussitôt.

Pourtant, le rendez-vous avait été fixé. Avant toute chose, Erwan devait effectuer un crochet à Sainte-Anne. Il demanda des nouvelles de Gaëlle mais le visage de Morvan se passait de commentaire. Il semblait avoir perdu dix kilos dans la nuit, ce qui accentuait sa ressemblance avec Erwan. Son visage était secoué de tics et sa peau, rouge et sèche, semblait s’effriter dans l’air.

Leur conversation bifurqua rapidement vers les aspects techniques de l’affaire boursière afin d’éviter le plus pénible : les motivations de la gamine.

— Il suffit qu’une femme sortie de nulle part souffle un tuyau à des banquiers pour qu’ils y croient ?

— Ta sœur n’est pas n’importe qui. Elle est ma fille et la sœur de Loïc. Une enfant de Coltano. Elle a dû leur balancer l’info en jouant à la conne. Les gars se sont renseignés et ont compris que c’était du solide.

— Qu’est-ce que tu comptais faire avec ces nouveaux gisements ?

— N’en parle pas au passé : je vais les exploiter en douce, et en vitesse.

— Dans le dos des Africains ?

— Cela n’aurait pas posé de problème si le cours n’avait pas monté.

— Et maintenant ?

— Je vais me débrouiller.

Morvan conduisait calmement. Un samedi midi, quelque part dans la banlieue parisienne. Un paysage où le béton avait définitivement gagné son combat sur la vie. Les deux sosies, en costume sombre dans la Mercedes noire, cadraient bien dans le décor : des croque-morts en route pour le cimetière.

— À ton âge, je sais pas après quoi tu cours. Toujours plus de fric ?

— C’est facile de mépriser le pognon quand on en a pas. Et d’ailleurs, ce n’est même pas vrai. Au fond de toi-même, tu sais bien que le fric t’attend, avec les fleurs sur ma tombe.

— S’il y a des fleurs.

Lâchant d’une main le volant, le Vieux lui donna une tape amicale sur la nuque :

— La chaleur familiale !

Erwan ne répondit pas.

— Il faut que tu parles à Gaëlle, reprit Morvan. Tu dois lui faire comprendre qu’on est tous là et qu’on l’aime.

— Le problème n’est pas de savoir si on l’aime ou non. Le problème c’est qu’elle nous déteste.

— Elle grandira. Elle finira par comprendre.

— Et toi ? Quand comprendras-tu ?

Silence. Porte d’Orléans. Erwan sentit sa colère monter…

— Comment tu peux frapper ta femme ? explosa-t-il.

— C’est des histoires entre nous.

— Comment tu peux frapper une femme ?

— Maggie n’est pas une femme. Pas au sens où tu l’entends. Elle est plus forte que moi.

— J’ai jamais remarqué qu’elle ait eu le dessus.

— Sa force est ailleurs.

Erwan cogna violemment sa portière :

— Tu te rends compte de ce qu’a été notre vie ? (Il braqua son index sur sa tempe.) Chaque coup porté est là, au fond de ma mémoire.

— Arrête ton numéro : j’ai l’impression de me voir.

— Je serai jamais toi. Tu nous as détruits. Loïc avec sa drogue. Gaëlle avec sa haine. Et moi qui me noie dans les crimes des autres pour oublier les seuls qui comptent : les tiens.

Morvan braqua brutalement et pila sur la bande d’arrêt d’urgence. Erwan se prit le tableau de bord en ronce de noyer en pleine face et crut que les airbags allaient se déclencher.

— Ça va pas, non ?

Le Padre coupa le contact.

— Je vais t’expliquer la situation.

— Alléluia, ricana Erwan (il saignait du nez). Quarante-deux ans que j’attends ça !

— Avec ta mère, il s’est passé certaines choses quand on s’est rencontrés. Notre relation a été nourrie par… la violence et la terreur. Il y a eu…

Il parut hésiter. Erwan ne l’avait jamais vu à ce point troublé.

— Je peux pas t’en dire plus, se ravisa Morvan.

— C’est lié à l’Homme-Clou ?

— Laisse tomber, conclut-il en tendant des kleenex à son fils.

Erwan s’était déjà heurté à ce mur : autant ne pas perdre de temps. Retour aux affaires.

— Comment l’as-tu arrêté ?

— Je te l’ai déjà dit.

— Non, tu m’as raconté comment tu l’avais identifié.

Morvan redémarra et se glissa dans la circulation, en douceur. Il paraissait rongé par ses propres aveux — ceux qu’il n’avait pas faits. Pour lui, être sincère, c’était devenir une balance.

— Quand mes soupçons se sont portés sur Pharabot, je l’ai interrogé. En pure perte. Juste un gamin sympathique et rêveur. Comme disent aujourd’hui les spécialistes, « ses pulsions meurtrières constituaient la part cachée de sa vie psychique ». Son emploi du temps posait aussi problème : pour chaque meurtre, il avait un alibi.