— Vous allez m’expliquer ça de vive voix : je serai à la Cavale blanche aux environs de 14 heures. Attendez-moi à l’institut médico-légal.
— Vous allez revenir pour ça ? Ce n’est peut-être pas si important, je peux…
— À tout à l’heure.
Il raccrocha et s’aperçut qu’il suait à grosses gouttes. Il était coutumier de ce genre d’accélérations dans une enquête. Après plusieurs jours au point mort, les faits proliféraient d’un coup comme des cellules cancéreuses.
Il regarda sa montre : déjà 10 heures. Pas le temps de repasser chez lui. Il vérifia ce qu’il avait dans son armoire de bureau en matière d’effets personnels. Trousse de toilette, chemise de rechange, chargeurs. Le kit du petit flic en vadrouille.
Des coups à la porte.
— Entrez.
Audrey se glissa dans le bureau, le front toujours ceint de son bandana noir.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je voulais te parler d’un truc à propos de Pernaud. On a identifié un numéro.
Erwan abandonna son sac de voyage et s’approcha d’elle. Qui disait Pernaud disait barbouzerie. Qui disait barbouzerie…
— Il utilisait un portable spécifique pour appeler toujours le même numéro.
Il carra ses mains dans ses poches, il avait déjà compris :
— Celui de mon père ?
Audrey hésita. Il ne l’avait encore jamais vue perdre son aplomb.
— Non, celui de ta mère.
120
Le paris-brest décollait à 13 h 40 : il avait juste le temps de passer voir Maggie. Impossible de répondre à la convocation de Fitoussi. Il s’était contenté de lui balancer un SMS d’excuse : « Une urgence. »
Durant le trajet (son adjoint conduisait), sa cervelle chamboulée multipliait les suppositions absurdes. Parmi les plus délirantes : Ludovic Pernaud était l’amant de Maggie. Ou encore, pas mal non plus : elle était complice de son mari dans l’organisation des contrats et autres manœuvres occultes exécutées au service de l’État. Il y avait de quoi rire mais il aurait fallu un démonte-pneu pour lui desceller les mâchoires.
Pas facile d’établir un portrait objectif de sa mère. Il pensait toujours à elle avec une sorte d’exaspération contenue. Il l’aimait bien sûr, mais d’une façon réflexe. Dès qu’il pensait vraiment à elle, il sentait monter en lui un mélange irritant de compassion et de rancœur.
Pourquoi était-elle restée avec ce fou sadique ?
Elle vivait sa condition avec un orgueil mystique. C’était son martyre, sa croisade, subie au nom de ses enfants et aussi de l’ordre bourgeois. Elle qui avait été une hippie joyeuse et délurée, elle qui avait craché sur toutes ces valeurs durant sa jeunesse, elle les respectait aujourd’hui avec des scrupules de bénédictine.
Plusieurs fois, elle avait quitté son mari. Elle avait demandé le divorce. Elle avait juré de ne plus l’approcher. Quelques promesses avaient suffi pour la ramener au bercail. Leur destin ressemblait aux tragédies grecques où les héros, quoi qu’ils fassent, n’échappent jamais aux prévisions de l’Oracle.
Avenue de Messine, dimanche, 11 h 10. Quiétude des beaux quartiers. Soleil frémissant entre les cimes. Le calme du parc Monceau descendait ici comme une rivière et ruisselait jusqu’aux porches.
— Attends-moi là, fit-il à Kripo, j’en ai pas pour longtemps.
Il renonça à prendre l’ascenseur. Au fil des marches, un souvenir : sa mère à l’hôpital, après un mystérieux accident ; lui, neuf ans, assis dans la salle d’attente, lisant une revue d’arts martiaux que son père lui avait achetée. Il l’entendait expliquer au médecin comment sa femme était tombée dans les escaliers. Il percevait les réponses du toubib : malgré les multiples fractures, le bras serait sauvé.
Erwan se concentrait sur sa lecture, étonné que personne n’évoque une autre version — celle qui collerait avec les coups et les cris qu’il avait entendus puis les hurlements de sa mère quand le salopard l’avait balancée dans la cage d’escalier. Il voyait les lignes danser devant ses yeux. Ses mains étaient crispées sur les pages — ironiquement, un numéro spécial sur les stars du cinéma de kung-fu : Bruce Lee, Jackie Chan, Jet Li… Il avait envie de s’enfuir. Ou de tuer tout le monde. Mais il ne bougeait pas. Confusément, il s’était dit alors que si rien ne se passait ce jour-là — si son père n’allait pas en taule, si sa mère revenait à la maison —, alors le combat était perdu à jamais.
Une semaine plus tard, Maggie était de retour, le bras dans le plâtre.
Il sonna puis s’essuya les mains sur sa veste : trempées de sueur. Sa mère lui ouvrit au bout d’une minute, dans son tablier en toile recyclée — elle s’était toujours refusé à employer quelqu’un à son service. Encore une grande idée qui s’était soldée, pour elle, par une vie de bonniche.
— Erwan ? fit-elle avec étonnement. Qu’est-ce qui se passe ?
— Tout va bien. Je peux entrer ? Je serai pas long.
Elle recula pour le laisser passer. Sa beauté planait toujours sur son visage comme un fantôme usé. La radio murmurait quelque part. Le salon était un champ de manœuvres : tapis pliés, coussins retournés, chaises empilées… En deux jours, sa fille s’était jetée par la fenêtre et avait échappé à une tentative de meurtre mais visiblement, rien ne pouvait altérer le mandala des tâches ménagères.
— Ça me change les idées, plaida-t-elle. Et comme il n’y a pas notre déjeuner, j’en profite pour faire un grand ménage. Tu veux boire quelque chose ?
— Je te remercie. Je reste que quelques minutes. J’ai un avion à prendre.
Il n’avait pas de temps pour les formules ni les périphrases :
— Dans le cadre de mon enquête, je suis tombé sur ton numéro de téléphone.
— Comment ça ?
— Une des victimes t’a appelée trois fois la veille de sa mort.
Elle ouvrit ses yeux protubérants. Il lui semblait discerner chaque veinule de sang dans leur blanc vitreux.
— Qui ?
— Ludovic Pernaud.
— Jamais entendu parler.
— Comment tu expliques ça ?
— Il travaillait avec ton père ?
— À toi de me le dire.
Il retourna une des chaises et s’installa au cœur du salon mis à nu. Maggie poussa du pied l’aspirateur et s’assit sur une méridienne en velours.
— Il utilise parfois mon portable…
— Pour quoi faire ?
— Les gens de son travail l’appellent sur mon numéro. Juste pour lui signaler qu’il doit les rappeler, lui.
Cet aveu corroborait ce qu’il avait lu sur les fadettes : chaque appel de Pernaud n’avait pas dépassé quelques secondes. Pourtant, il sentait que sa mère mentait.
— Tu sais ce que fait papa place Beauvau ?
— Il y a longtemps que je ne veux plus le savoir.
— À quel moment tu as… décroché ?
Elle agita son bras, semblant dire : « Oublié. » Il l’observait et ne retrouvait ce matin aucune des deux Maggie : ni l’évaporée grignotant ses graines du Mexique en rêvant d’un monde meilleur, ni la créature paniquée qui rasait les murs dès que son mari tournait la clé dans la serrure. Il se demanda soudain s’il n’existait pas une troisième Maggie. Un être glacé qui dissimulait puissance et secrets derrière son apparence fragile.
— Qu’est-ce qui s’est passé entre vous à Lontano ?
— Tu vas pas remettre ça avec tes vieilles histoires.
— Réponds-moi.
— On s’est rencontrés pendant son enquête.
— En 1970 ? Je suis né en 1971.
— En 69. Ça a été un vrai coup de foudre.
— Un coup de foudre ? Entre papa et toi ?