Il ne connaissait qu’un autre homme de ce type, une brute qui n’avait jamais cessé de remettre en jeu sa propre existence, encore et toujours pour une unique raison, le bonheur de ses filles : le Condottiere. Le Français l’avait appelé pour lui expliquer la situation : aucune hésitation. Montefiori aussi devait être en train de bazarder ses actions, via Heemecht. Deux vieilles crapules se sabordant au crépuscule de leur vie.
La porte s’ouvrit d’un coup : Maggie, tout en os et pupilles.
— Faut qu’on parle.
Tout le monde pensait que Maggie vivait dans la terreur. L’un et l’autre savaient que ce n’était pas la vérité. La peur des coups, oui. Mais les vraies menaces n’étaient pas du côté qu’on croyait.
— J’ai peut-être pas assez d’emmerdes ? grogna Morvan.
— Justement. Tout ça a assez duré.
Elle referma la porte en douceur. Elle arborait une de ses tenues ridicules : tunique mauve, jean informe, breloques en tous genres.
— Erwan arrête pas de me questionner sur Lontano. Il va finir par trouver.
— C’est ce que veut le tueur.
— Il m’a aussi interrogée sur Pernaud.
— À cause des appels ?
— Qu’est-ce que tu crois ? Je t’ai dit que t’étais allé trop loin sur ce coup.
— C’était ça ou notre passé en pleine page dans les hebdos.
Maggie soupira. Elle n’éprouvait aucune compassion pour les morts, aucune crainte face au tueur qui menaçait leur famille ou aux généraux africains qui voulaient les embrocher. Elle tremblait seulement qu’on découvre leur vérité à tous les deux.
— Qui est l’assassin ? demanda-t-elle.
— Aucune idée.
— Pourquoi imite-t-il l’Homme-Clou ?
— Par vénération, et aussi parce qu’il veut le venger.
— Le venger de qui ?
— De moi. De toi.
Elle fit quelques pas dans la chambre, déclenchant un bruit de verroterie incongru.
— Erwan va trouver le meurtrier avant que le bordel n’éclate, continua-t-il.
— Où est-il ?
— J’en sais rien. Il m’a filé entre les pattes.
Elle eut un sourire dur. Ses lèvres fines ressemblaient à un lacet étrangleur.
— T’as bien changé.
Comme pour faire diversion, il désigna l’écran allumé devant lui :
— Notre patrimoine en prend un sacré coup. Tu peux remercier ta fille.
— Je me moque de l’argent.
— Parce que t’en as toujours eu.
— On a signé un pacte avec le diable, murmura-t-elle. Il s’agit de notre âme, et non de notre pognon.
Ce fut son tour de sourire :
— C’est la même chose. Notre âme, ce sont nos enfants, et je veux leur laisser de quoi voir venir.
— T’as tout prévu, non ?
— Tu comprends le français ou pas ? Je te répète que notre fric…
— Tu t’en sortiras. Comme toujours. Il y a les nouvelles mines. (D’une voix douce, elle cita Baudelaire.) « J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or… »
Elle lui paraissait de plus en plus fêlée.
— Y a aussi le problème de Sofia, reprit-il pour la recadrer. Elle a découvert l’arrangement du mariage. Elle veut nous faire la peau, à Giovanni et moi.
— Elle se calmera. C’est une femme raisonnable.
Pour une raison obscure, Maggie donnait toujours raison à l’Italienne.
— En attendant, je la crois assez maligne pour…
— Règle le problème Erwan en priorité. (Elle marcha vers la porte et revint à la charge.) Sinon, c’est moi qui lui parlerai.
— Tu m’avais juré…
La main sur la poignée, elle lui lança un regard méprisant :
— Des promesses entre nous, mon chéri ?
Il voulut répondre quand le télex de l’état-major se mit à vibrer. Machinalement, il jeta un coup d’œil au PV, mémorisant l’heure de l’émission : 19 h 10. D’un geste, il détacha la feuille et la lut avec plus d’attention.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Maggie en revenant vers lui.
— Peut-être la solution à nos problèmes.
125
En fin de journée, les deux flics étaient rentrés à Paris. Pas de pensées durant le vol. Pas de sommeil non plus. Erwan était resté les yeux fixés sur le hublot, comme si l’intensité de son regard allait lui permettre de gagner plus vite la Suisse.
Aux environs de 20 heures, il avait réussi à attraper un avion pour Genève alors que Kripo filait au 36. Sa mission : foutre en garde à vue les trois suspects, leur faire une prise de sang et des prélèvements génétiques. À 22 heures, Erwan atterrit à Genève. Il appela aussitôt l’Alsacien pour s’assurer que les trois oiseaux étaient bien en cage. Ils s’étaient volatilisés.
Sans doute Fernandez avait-il eu le temps de les prévenir avant d’être arrêté. Les disciples de Pharabot avaient compris que leur secret était découvert. Ils avaient paniqué et pris la fuite.
Lentement, la voix de Kripo revint à son oreille :
— D’après les témoignages de proximité qu’Audrey a recueillis, les handicaps de Lartigues et Redlich ne datent pas de plus d’un an. Auparavant, ils gambadaient comme des lapins.
Chronologie. En novembre 2009, Thierry Pharabot meurt. José Fernandez prélève les cellules et les porte à la clinique de la Vallée. Le traitement débute pour les quatre fanatiques. Destruction de leur moelle osseuse. Dédifférenciation des cellules de Pharabot, mise en culture, puis transformation. Tout ça avait dû prendre une année. Les injections avaient donc commencé en 2011. Les quatre hommes n’avaient pas tous bien supporté le traitement. La ciclosporine les avait fragilisés. Lartigues et Redlich avaient contracté des virus affectant les articulations ou quelque chose de ce genre. Pour di Greco, ça ne pouvait pas être pire. Seul Irisuanga était demeuré en parfaite condition physique.
Alors le temps des meurtres avait sonné.
Di Greco avait tué Wissa Sawiris dans des conditions qui restaient à éclaircir. Lartigues avait torturé et mutilé Anne Simoni sur fond de fétichisme. Redlich s’était chargé de Pernaud — qu’il connaissait des clubs de tir. Irisuanga s’était attaqué à Gaëlle… Des meurtres qui procédaient par cercles concentriques, se rapprochant toujours plus de la vraie cible : Grégoire Morvan, l’homme qui avait arrêté leur maître et l’avait fait emprisonner à vie.
— À l’heure qu’il est, fit Kripo, ils doivent être en route pour le Brésil ou ailleurs.
— Non. Ils sont quelque part en France ou en Suisse. L’un d’entre eux doit posséder une baraque. Localise-la.
— Pas très malin comme système de défense.
— Leur système de défense, c’est l’arsenal de Redlich.
Bref silence. Kripo réalisait ce qu’Erwan avait en tête. Un camp retranché façon secte : suicide collectif ou affrontement armé. Le 18 novembre 1978, au Guyana, le pasteur Jim Jones, acculé, avait ordonné le suicide au cyanure de sa communauté — près de mille personnes. En 1993, David Koresh et ses fidèles avaient résisté durant près de deux mois aux assauts des forces armées américaines — bilan : près de cent morts. Entre 1994 et 1997, l’Ordre du Temple solaire avait tué ou organisé le suicide de plus de soixante-dix victimes alors que la secte était menacée.
Erwan devinait que ces hommes ne se laisseraient pas arrêter. L’esprit du Maître n’était pas de capituler. En outre, maintenant qu’ils avaient intégré les pouvoirs de Pharabot et s’étaient encore fortifiés en sacrifiant des victimes, ils devaient se croire invulnérables.
— Trouve-les et rappelle-moi.
Il fonça dans une agence de location de voitures. Il faisait nuit. Il faisait froid. Il s’abrita dans une berline suréquipée dont le tableau de bord scintillait comme celui d’un vaisseau spatial. Contact. Lumières. GPS.