Выбрать главу

— Comment tu te sens après tout ce merdier ?

— Heureux.

Erwan voyait ce qu’il voulait dire : les membres du clan avaient tous survécu, il passait pour un héros et avait échappé à toute implication dans la mort du journaliste Jean-Philippe Marot. Mission accomplie.

Le 1er novembre tombait un jeudi. Les Français faisaient le pont jusqu’au 5.

Sofia arriva dans la matinée du samedi, avec Milla et Lorenzo. On aurait pu penser qu’elle venait à Bréhat pour passer ce moment avec Loïc et sa famille. Ou encore pour voir l’autre, le frère avec qui elle venait d’entamer une liaison souterraine et presque incestueuse. Erwan devinait qu’elle n’était là ni pour lui ni pour Loïc, mais pour le Commandeur. Elle était venue observer sa proie, choisir son angle d’attaque, mûrir sa stratégie.

Après le déjeuner, il s’approcha d’elle, espérant au moins un geste complice — il n’avait pas oublié leur entrevue brûlante à l’hôpital. Il ne récolta qu’un geste agacé.

— Tu ne le sais pas encore, finit-elle par souffler, mais tu es comme eux.

D’une certaine façon, il était soulagé : Sofia resterait sa madone. Elle était un objet d’amour et, comme tel, elle devait demeurer inaccessible, immatérielle. D’ailleurs, son odeur était celle du marbre au fond des cryptes. Une odeur d’encens qui rappelait la mort et l’absolu.

Erwan retourna aux gros classeurs du procès Pharabot. Il y revenait chaque après-midi comme à un texte sacré, une bible noire.

Un détail lui avait échappé. Une anomalie était passée et il n’avait pas su la retenir. Il ne cherchait pas une réponse mais une question.

Il la trouva le dimanche, quelques heures avant de quitter l’île.

147

Son père chargeait la carriole à main qui est l’unique moyen de transport à Bréhat (les voitures y sont interdites). Artichauts, betteraves, panais, rutabagas récoltés au potager.

— Vous partez avec moi ? demanda Erwan, étonné.

— Non, mais j’envoie déjà ça sur le continent. T’es prêt ? T’as fait ton sac ?

— Tout va bien.

— Dépêche-toi. Tu vas rater la vedette de la marée haute.

— Je voudrais te parler d’un truc.

Morvan ouvrit ses mains gantées :

— Je t’écoute.

— Catherine Fontana, ça te dit quelque chose ?

Le Vieux se plia pour attraper une bourriche d’huîtres qu’il cala dans le chariot. Les effluves d’eau de mer et de goémon s’élevaient autour d’eux en colonnes humides.

— Tu vas pas remettre ça, grommela-t-il.

— Catherine Fontana, tu sais qui c’est ?

— Bien sûr. La septième victime de l’Homme-Clou.

— Selon les minutes du procès, elle a été tuée entre le 29 et le 30 avril 1971. On a retrouvé son corps à deux kilomètres au sud de Lontano, près d’un chantier de la scierie SICA pour laquelle Pharabot travaillait à l’époque.

Morvan se planta face à Erwan, les poings sur les hanches :

— C’est mon enquête, j’te rappelle.

— J’ai passé quelques coups de fil. Tu savais que cette boîte existe toujours ?

— C’est une des plus grosses scieries du Katanga. Où tu veux en venir ?

— En avril 1971, Pharabot a été envoyé dans la région de Mwanziga, un bled à plus de cent kilomètres au sud de Lontano.

— Sa mission s’est terminée le 28 avril. Il pouvait être rentré à Lontano le lendemain.

Erwan sourit :

— On marche un peu sur la plage ?

— Aide-moi plutôt.

À eux deux, ils casèrent encore des cartons de courges, quelques potimarrons et une citrouille. Morvan disposa sur le dessus les bouquets de chrysanthèmes et d’agapanthes cueillis par Maggie. Puis il retira ses gants d’écailler et regarda sa montre :

— Tu vas rater la vedette.

— Je prendrai celle de la marée basse.

Ils rejoignirent une plage de galets noirs. Au loin, une trouée dans les nuages dardait des rayons éclatants.

— J’ai contacté la SICA.

— Me dis pas qu’ils ont conservé les registres de l’époque.

— Bien sûr que non mais c’est pas une activité qui a beaucoup évolué en quarante ans.

— Donc ?

— Pharabot était en repérage au-dessus de Mwanziga. Dans ces cas-là, on commence par creuser des pistes pour acheminer le matériel.

Morvan manifesta son irritation :

— Putain, tu vas pas m’expliquer la brousse. Viens-en au fait.

— Pharabot a dû progresser, en un mois, d’une vingtaine de kilomètres, remontant vers Lontano. Il se trouvait donc encore, en fin de mission, à quatre-vingts bornes de la ville.

— Bon. Et alors ?

— Il est impossible qu’il soit rentré en moins d’une semaine.

— Il a pu prendre un avion.

— Y a jamais eu de piste d’atterrissage dans cette région.

— En voiture, il n’aurait pas mis plus de deux jours.

— Si. C’était la saison des pluies. Aujourd’hui, il existe une route goudronnée mais à l’époque, il n’y avait que des pistes de latérite.

— Où tu veux en venir ?

Erwan joua la provocation :

— Je ne vais pas t’« expliquer la brousse ». Sur de tels sentiers, par temps de pluie, on ne peut pas faire plus de vingt kilomètres par jour, sans compter les pannes, les arbres effondrés, les enlisements. Pharabot ne pouvait être à Lontano le 31 avril.

Morvan hocha la tête et s’arrêta, observant les rayons du soleil qui rentraient sous les nuages comme les doigts d’une main qui se referme.

— C’est pas lui qui a tué Catherine Fontana, conclut Erwan.

— Je comprends rien à ce que tu racontes.

— Je crois au contraire que tu comprends très bien. Tu as été le premier à réaliser que Pharabot n’avait pas tué cette femme. Je pense même que tu connais le vrai meurtrier et que tu l’as couvert.

Son père baissa les yeux sur la mer, la ligne d’horizon, ce paysage à la dure, rocs et ressac ligués contre le vent.

— Tu parles de faits qui remontent à quarante ans : y a prescription.

— La prescription, c’est pour les juges. Pas pour les hommes.

Il eut un éclair de la salle frigorifique de la clinique de la Vallée. Les lignées immortelles. Lui n’avait pas besoin d’azote liquide pour préserver sa propre lignée : le sang de son père coulait dans ses veines, son azote était la haine.

— J’ai pris des vacances, continua-t-il. Je pars en Afrique exhumer l’affaire Fontana.

— Si tu fais ça, tu nous perdras à jamais.

— Qui ?

— Moi, ta mère, ton frère et ta sœur.

— Si je le fais pas, c’est moi qui me perdrai pour toujours.