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— Où est la relance du pays ? pérorait Morvan sans toucher à son assiette. Les mesures qui devaient galvaniser la France ? Rien, que dalle, du vent ! Toujours les mêmes promesses, toujours les mêmes conneries…

Erwan hochait la tête : il avait l’espoir que cette tirade les emmène jusqu’au dessert. Morvan était le personnage-clé de l’assemblée. Colosse de soixante-sept ans, doté d’une force de taureau et d’une santé de fer, il avait longtemps été considéré, dans les milieux informés, comme le premier flic de France. Et aussi le plus discret.

Autodidacte, gauchiste violent, il avait été exilé en Afrique après les événements de 68. Sa carrière semblait morte dans l’œuf mais il avait arrêté au Zaïre, seul et sans moyen, un tueur en série surnommé l’Homme-Clou, qui s’en prenait à la communauté blanche d’une ville minière du Katanga. Morvan était revenu en France auréolé de gloire. Il avait gravi les échelons sous Giscard et triomphé sous Mitterrand. Commissaire au 36, il avait assuré en douce des missions de barbouze pour Tonton, accédant peu à peu au rang d’intouchable. « Je n’ai ni amis ni relations, disait-il, j’ai des dossiers. »

Erwan n’avait jamais enquêté sur son père mais il n’avait aucune illusion sur ses activités occultes. Morvan avait tué, volé, magouillé, espionné, fait chanter — toujours dans l’intérêt de la République. C’est ce qui le différenciait plus ou moins d’une crapule ordinaire.

Nommé préfet hors région à l’arrivée de Chirac, il avait poursuivi sa mission de veille, quelque part dans les étages de la place Beauvau. On ne change pas une équipe qui gagne. Sarkozy l’avait gardé et, bien qu’ayant depuis longtemps dépassé l’âge de la retraite, il était toujours là sous Hollande, jouant le rôle de conseiller auprès de l’Intérieur, sans apparaître dans aucun organigramme. Longtemps surnommé le Pasqua de gauche, il ressemblait aujourd’hui à un de ces vieux obus enterrés qu’il ne faut surtout pas toucher, sous peine de le faire exploser.

Soudain, Erwan se rendit compte que le signal d’alarme avait sonné :

— Putain de connasse, t’appelles ça de la bouffe ?

Une suée glacée descendit le long de son échine. Les insultes de son père avaient le pouvoir de le replonger instantanément dans l’enfance. Il tremblait déjà. Son cœur tapait dans sa gorge.

— Papa, tais-toi !

Morvan grogna dans son assiette. Erwan jeta un coup d’œil autour de lui. Les autres n’avaient même pas entendu : Loïc à moitié assoupi, Gaëlle pianotant sur son mobile, les deux enfants le nez dans leur assiette. Même Maggie continuait à servir, indifférente.

— Tu pourrais oublier ton téléphone, lança le patriarche à Gaëlle. On est à table.

La jeune femme ne leva pas la tête. Elle avait le profil d’une écolière sage, sous la brume de ses cheveux blonds, presque blancs. Visage ovale, pommettes hautes, teint d’une pâleur surnaturelle. Comme Loïc, elle avait hérité de l’ancienne beauté de sa mère. Elle portait des vêtements de marque, hors de prix, mais d’une façon négligée, distraite, qui confinait au je-m’en-foutisme.

— Ho, je te parle !

— Quoi ?

— Tu pourrais respecter ce moment où on se retrouve et…

— C’est pour le boulot.

— Un dimanche ?

— Tu comprends rien à ce que je fais.

— J’ai sans doute plus d’expérience que toi en matière de show-business !

Elle répéta avec mépris la formule démodée :

— « Show-business »…

— Ces acteurs, ces producteurs sont tous des putains d’obsédés sexuels et…

— Chéri, pas devant les enfants !

L’air choqué, Maggie passait le ramasse-miettes sur la nappe.

— J’ai plus faim, fit Gaëlle en repoussant sa chaise.

— Reste assise !

Elle se leva sans répondre. Elle n’avait rien à craindre : Morvan n’avait jamais porté la main sur ses gamins. Les injures, les coups, c’était pour leur mère.

— Gaëlle, je te préviens que…

Elle lui envoya un majeur bien raide et disparut. Loïc, yeux mi-clos, rit en silence comme s’il se tenait derrière une vitre fumée. Maggie retourna en cuisine. Les petits, toujours muets, paraissaient intrigués par ce geste mystérieux.

Erwan avait les doigts crispés sur les accoudoirs de son fauteuil. Rien n’avait changé : il était le seul sur le qui-vive, le seul à flipper pour tout le monde. Toujours prêt à intervenir, à lutter contre les forces du mal de son propre clan. Il était Cerbère, le chien des Enfers.

Comme pour confirmer, Morvan ordonna :

— Erwan, dans mon bureau.

2

Le repaire du vieux accumulait les meubles exotiques, les objets inquiétants dont la plupart venaient du Congo. On y trouvait des tabourets concaves, des appuie-dos en cuir tressé, des lampes à huile fabriquées à partir de sagaies… Les masques, les sculptures, les gris-gris sur les étagères semblaient taillés dans le même cauchemar. Des têtes aux yeux grillagés, des bouches hérissées de dents, des femmes aux seins meurtriers…

Le clou de la collection, sans jeu de mots, était une série de statuettes percées de pointes de métal, de tessons de bouteille, couvertes de chaînes, de fibres, de plumes souillées de sang : des minkondi provenant du Mayombé, dans le Bas-Congo. Ces effigies étaient des armes contre les sorciers et leurs envoûtements. Morvan en avait souvent expliqué le principe à son fils : le nganga, le guérisseur, les activait en y plantant un clou ou un morceau de verre.

Ces figurines cachaient une autre vérité : elles avaient inspiré le tueur en série que Grégoire avait arrêté en 1971. Un meurtrier qui transformait ses victimes en statues votives, lardées de centaines de clous, d’éclats de miroir, d’esquilles de fer. Erwan était persuadé que son père avait volé ces sculptures dans le repaire même du criminel…

Grégoire retira sa veste. Même le dimanche, il portait sa tenue habituelle : chemise Charvet bleu ciel à col blanc, cravate noire, bretelles à l’ancienne, en Y inversé. Il s’installa derrière son bureau, dans un fauteuil à haut dossier surmonté de deux têtes d’antilope.

— Kaerverec, ça te dit quelque chose ?

— Non.

— C’est un bled près de Brest.

— Un autre berceau de la famille ?

— Déconne pas. Y a là-bas une école aéronavale. Je t’y envoie demain. Une histoire de bizutage.

— Tu plaisantes ?

— Un bizutage avec mort d’homme.

Erwan attrapa une chaise. Son père ouvrit un tiroir et en sortit un télex.

— Un étudiant s’est planqué dans le bunker d’une île pour échapper aux épreuves. Il y a passé la nuit du vendredi au samedi. Manque de bol, le matin, le site a été la cible d’un tir d’entraînement. Tout a été pulvérisé.

— Tu veux dire que le môme s’est pris un missile ?

Le Vieux lui tendit la feuille :

— C’est tout ce qu’on sait pour l’instant.

Erwan parcourut la dépêche. Il se méfiait des histoires de son père. Celle-ci sonnait encore plus faux que d’habitude.

— J’ai rien entendu là-dessus.

— L’AFP est même pas au courant. On est tous d’accord pour la fermer en attendant d’avoir une version présentable.

— Et tu comptes sur moi pour l’écrire ?

— Exactement.

— Pourquoi pas le SRPJ de Brest ?

— Parce que c’est une affaire délicate. Un bizutage qui tourne mal. Un Rafale qui descend une bleusaille. L’Intérieur et la Défense veulent une enquête objective, menée par la Crime. Pas question qu’on les soupçonne de mettre l’étouffoir.