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— Je serai entre le marteau et l’enclume ?

— Écoute, tu vas là-bas, tu recueilles les faits, tu rédiges un rapport. Basta.

— À quel titre tu m’y envoies ?

— Mission spéciale. Je vais me débrouiller avec un office central. Laisse-moi faire ma sauce. Tu pars demain matin, t’es de retour mercredi. On a besoin d’un flic solide, et c’est toi que j’ai choisi. Quand les militaires verront ton CV, ils fermeront leur gueule.

Claire allusion à son passé d’homme d’action : trois fois, du temps de la BRI, Erwan était monté au feu. Il avait tué. Il avait été blessé. De quoi impressionner les troufions.

— T’es sûr de l’histoire, au moins ?

— Dans les détails, non. Mais d’après le colonel Vincq, le directeur de l’école, c’est un accident. Très con, mais un accident tout de même. C’est pas forcément une bonne nouvelle : tout ça sent le cafouillage à plein nez et la merde va éclabousser tout le monde. Ton rapport va permettre de faire le tri dans les responsabilités.

Erwan considérait une statuette à tête large et plate, aux bras très longs, hérissée de clous. Selon son père, elle était réputée provoquer chez les sorciers des convulsions ou un amaigrissement mortel. Erwan s’était toujours demandé si elle n’avait pas déclenché l’anorexie de Gaëlle.

— Et les Cruchot ?

— Y a une cosaisie avec la section de recherches de Brest mais c’est toi qui mènes la barque. Le parquet me l’a assuré.

Un bourdonnement retentit dans la pièce. La machine à télex. Erwan avait toujours connu son père guettant les dépêches de l’état-major. Quand il était gamin, il le considérait comme un chef de gare surveillant ses trains et ses horaires — sauf que les convois ici étaient des meurtres, des viols et d’autres crimes en tous genres.

Morvan arracha la page, chaussa ses lunettes, parcourut le texte d’un seul regard et ajouta :

— Je te fais envoyer le dossier ce soir. Départ à l’aube. Tu prends un gars avec toi et tu fais des notes de frais.

Erwan traduisit : « Tu peux disposer. » Il se leva mais son père ouvrit à nouveau son tiroir.

— Attends. Je veux te parler d’autre chose.

Il déposa devant lui des vignettes pas plus larges que des Post-it. Erwan les identifia aussitôt : des blancs de la DCRI. Des informations anonymes, sans auteur ni provenance. Quand il était d’humeur lyrique, son père proclamait : « Ce sont les petites sources qui donnent les grands fleuves. » Avec quelques mots sur un papier, il avait en effet fait trembler bien des gouvernements.

Erwan se rassit et s’empara des feuilles. Des noms. Des adresses parisiennes. Des dates et des horaires.

— C’est quoi ?

— Les allées et venues de ta sœur ces deux derniers jours.

— Tu la fais suivre ?

Grégoire eut un geste d’irritation et récita les données de mémoire :

— Vendredi, 17 heures, société STMS, rue Lincoln, une heure. Même jour, 20 heures, Patrick Blanc, 3, rue Dauphine, une heure encore. Le lendemain, 16 heures, Hervé Leroy, 22, rue Spontini. Le soir, elle était au Plaza Athénée puis au Fouquet’s Barrière.

— Et alors ?

— Et alors, ta sœur fait des passes.

— Ce sont peut-être des rendez-vous de boulot.

Morvan se pencha au-dessus de la table. Erwan crut entendre craquer les jointures du trône alors qu’un effluve d’Eau d’Orange verte d’Hermès lui agressait les narines.

— T’es con ou quoi ? Leroy et Blanc sont des producteurs.

— Justement.

— Je me demande parfois ce que t’as dans le crâne. Le premier organise des partouzes à Versailles, le second est accro aux escorts. (Il frappa violemment le plateau de son bureau.) Ta sœur est une pute, nom de dieu ! Et on peut dire qu’elle tire vite !

Erwan se recula comme si on lui avait craché au visage. Il connaissait la brutalité de son père. C’était autre chose qui le choquait :

— Tu fais suivre ta propre fille par la DCRI ? Aux frais de l’État ?

— Je dois protéger ma famille.

— Gaëlle a vingt-neuf ans. Elle est libre de faire ce qu’elle veut.

Grégoire roula des épaules et parut se recroqueviller entre ses accoudoirs.

— J’avais pas prévu que ta sœur, à qui j’ai payé les meilleures écoles, les plus beaux voyages, à qui j’ai offert les pistons les plus solides pour trouver du boulot, deviendrait une call-girl qui suce des producteurs.

— Parle pas comme ça. Elle veut être comédienne et se donne les moyens de…

— Pour l’instant, elle est surtout à poil dans des magazines porno.

— Pas porno, sexy, rien de plus. C’est sa manière de se faire connaître. Tu dois respecter ses choix. Tu en parles comme d’une criminelle !

— T’es bien le fils de ton époque. Peu importe le fond, ce qui compte c’est la façon de le dire. Vous crèverez tous du politiquement correct. (Il frappa encore le bureau.) Putains de bobos !

Dans sa bouche, il n’y avait pas pire insulte. Homme de gauche de la grande époque, il haïssait les socialistes consensuels, écolos, altermondialistes — toujours du bon côté de la conscience. De son point de vue, ces shérifs du cœur incarnaient le mal absolu : des bourgeois qui avaient intégré leur propre contre-culture, digéré leur propre ennemi — la révolution. Un jour, il avait comparé les bobos à ces rats qui survivent au poison qui doit les détruire et développent une race immunisée. Il ne plaisantait pas.

Il se leva et se posta devant la fenêtre, mains dans le dos, façon Commandeur.

— Je veux que tu lui parles.

— Je lui ai déjà parlé. Plus on essaiera de la raisonner, plus elle s’obstinera. Ne serait-ce que pour nous faire chier.

— Alors, fais le vide autour d’elle. Fous la pression à ses michetons. Je te donnerai la liste.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Je vais pas aller menacer ces…

Son père revint vers son bureau, plus calme :

— Ils sont pas si nombreux. Gaëlle est une occasionnelle. Une intermittente du spectacle, quoi… Si plus personne ne l’appelle, elle se calmera.

— Ou elle en trouvera d’autres.

— Alors, c’est qu’elle est une vraie pute et y aura plus rien à faire.

Erwan prenait la défense de sa sœur mais il éprouvait la même colère que son père. Une enfant gâtée qui se vautrait dans le ruisseau. Il se leva à son tour.

— Je suis censé terroriser des producteurs ou récupérer les morceaux d’un soldat ?

— L’urgence, c’est la Bretagne. Tu régleras le reste à ton retour.

Erwan quitta le bureau sans un mot, éprouvant une tendresse inhabituelle pour le vieux fauve. Un homme qui, malgré ses violences envers sa femme, malgré son passé de tueur, vouait un amour inconditionnel à ses enfants.

— Qu’est-ce qu’il te voulait ?

Erwan sursauta : sa mère se tenait dans l’obscurité du couloir.

— Qu’est-ce qu’il te voulait ? répéta-t-elle à voix basse, les yeux effarés.

Elle portait encore son tablier de cuisine.

— Rien, fit Erwan, évasif. Du boulot.

— Tu peux raccompagner les petits chez leur mère ?

— Et Loïc ?

— Il s’est endormi sur le canapé.

Les dimanches se suivaient et se ressemblaient.

— Sofia est chez elle ?

— Appelle-la. Elle sera contente de te voir.

Dans l’entrée, Milla et Lorenzo étaient déjà prêts, avec leur sac à dos — le fardeau habituel des enfants de couples séparés. Maggie ouvrit la porte. Sa manche remonta et son avant-bras apparut, marbré et violacé.