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— Comment a-t-il pu faire carrière dans l’armée avec un tel handicap ?

— De Gaulle aussi souffrait du syndrome de Marfan, ça l’a pas trop gêné…

L’évocation du Général offrait un enchaînement rêvé :

— Que fait-il sur le porte-avions ?

— De simples missions honorifiques, des trucs de prestige. Sa présence est plutôt une tolérance, eu égard à ses faits d’armes.

— Lesquels ?

— Aucune idée. À mon avis, son intention est de mourir à bord.

Di Greco n’avait donc plus que quelques années à vivre. Pour s’occuper, et aussi sans doute pour se venger du destin, le pervers entraînait les élèves de la K76 dans une spirale de cruauté.

— Vous ne l’avez jamais soigné ?

— Personne ne peut l’approcher. Il refuse tout examen médical.

— Pourquoi ?

— Y a des rumeurs. On raconte qu’un jour, il a passé une IRM à la Cavale blanche. La machine a failli sauter, à cause du métal qu’il a dans le corps.

— Des prothèses ?

— Non, des aiguilles. Il en a plusieurs dizaines enfoncées dans le corps. Le no limit, c’est aussi valable pour lui. Ce gars-là ne cesse de se mortifier.

— Comme un prêtre fanatique ?

— On peut dire ça, ouais. L’armée est sa religion et son dieu est le mal.

Le toubib aimait l’emphase mais Erwan avait compris l’idée. Il songeait aux pointes métalliques retrouvées dans la chair de Wissa. La même chose ? Non, Clemente avait parlé de fragments d’armes blanches visant à mutiler et tuer.

— Il vient encore à Kaerverec ?

— Parfois. Il organiserait aussi des réunions secrètes avec ses élèves, la nuit…

— Où ?

— Ici. Sur le Narval.

L’épave n’était donc pas seulement le théâtre du no limit, c’était aussi le mont des Oliviers du gourou. Cette cathédrale rouillée offrait un décor parfait.

— En quoi consiste sa… philosophie ?

— J’ai jamais été à ses sermons mais les étudiants m’en parlent parfois. Sa grande vision est fondée sur le furor guerrier de l’Antiquité.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Dans les poèmes épiques grecs, les soldats entrent dans une sorte de transe qui les rend à la fois invincibles et incontrôlables. Le goût du sang leur donne une force divine. Di Greco veut contrôler cette transe. Il veut aguerrir ses soldats au point d’atteindre au furor tout en le maîtrisant.

— Mais on parle de pilotes, non ?

— Pilotes, marins, soldats d’infanterie, peu importe : il s’agit avant tout de force mentale. Des hommes qui ont un pouvoir d’endurance décuplé.

— Vous ne leur avez jamais conseillé d’en référer à leurs supérieurs ?

— Inutile, je vous dis. Les officiers fermeraient les yeux et les mômes seraient virés.

— Mais ils pourraient au moins se révolter face à leurs tortionnaires.

Almeida fit rouler ses doigts sur un tonneau. Plus que jamais Nick Mason.

— Vous n’avez pas compris. La plupart du temps, ce sont eux-mêmes qui se mutilent. On n’est jamais mieux servi que par soi-même…

Depuis qu’il avait foutu les pieds à la K76, Erwan ressentait un malaise. Ce qu’il découvrait expliquait son trouble : di Greco créait ici des guerriers d’un genre nouveau, ne craignant plus ni la douleur ni la mort ; peut-être même éprouvaient-ils un certain plaisir au contact du danger et de la souffrance. Wissa était-il mort de ces excès ?

— Pourquoi vous me déballez tout ça ?

— Parce que les conneries ont assez duré. La mort du gamin, c’est l’« accident » de trop.

— Que s’est-il passé selon vous ?

— Aucune idée. Mais la nuit de vendredi a été une véritable Walpurgisnacht.

— Vous pensez que les autres l’ont torturé ?

Le Viking quitta son siège de fortune :

— Allons-y. La marée monte.

Erwan ne bougea pas :

— Donnez-moi votre sentiment.

— Di Greco les a rendus fous comme on rend fou un chien en l’affamant ou en le frappant. Ils se sont vengés sur le môme.

— Connaissez-vous un étudiant qui aurait des connaissances médicales ?

— Non.

— Un Renard qui serait plus sadique que les autres ?

— Impossible à dire.

— Vous seriez prêt à témoigner devant une cour ?

— Quelle cour ?

— Cour d’assises. Cour martiale. Y aura du boulot pour tout le monde.

Almeida disparut dans l’écoutille. Sa voix résonna de façon lugubre :

— Pas de problème. J’en ai marre de tout ça.

33

Loïc n’avait toujours pas digéré le coup de la langue.

À 15 heures, il sortait du service du docteur Lavigne, secteur psychiatrie adultes des hôpitaux de Saint-Maurice. Il avait essayé d’assurer sa journée de boulot, en vain. L’angoisse n’avait cessé de le tarauder. Dans la matinée, il avait vomi, s’était envoyé plusieurs lignes et une poignée d’anxiolytiques. Rien n’y avait fait. Au déjeuner, face à d’importants investisseurs écossais, il avait tenu jusqu’au plat de résistance puis avait commencé à suffoquer, à voir les murs palpiter, les visages se déformer en ricanant… Il avait fui sans un mot d’explication.

Sa première tentation avait été de renouer avec ses anciennes amours : free base, acide ou brown sugar. La drogue était la meilleure pharmacopée pour ses troubles. À moins qu’elle n’en soit l’origine…

Il avait finalement réussi à prendre l’autoroute de l’Est, s’accrochant au volant pour maîtriser ses convulsions. Direction Charenton — le fameux asile où avaient résidé le marquis de Sade et Paul Verlaine —, devenu Esquirol, puis aujourd’hui Saint-Maurice. Welcome back home.

Lavigne lui avait donné, en urgence, du Solian, le neuroleptique qu’il supportait le mieux, puis il l’avait fait poireauter une heure. Loïc était resté dans les jardins, attendant les effets de l’amisulpride, en tremblant sur un banc. Puis il avait arpenté les terrasses du parc (l’institut est installé au sommet de la colline de Gravelle, au-dessus de la vallée de la Marne) et avait rêvassé sur les pelouses. Il aimait cet endroit dont les vieux bâtiments étaient inspirés par la villa d’Este. Il y était à l’abri — loin des regards qui auraient pu le juger. Aucune chance de rencontrer ici un banquier, un capitaine d’industrie, un homme politique. Ou bien alors en pyjama et dans le même bain que lui.

À peine assis dans le cabinet de Lavigne, il avait débité sa litanie : angoisses, gémissements, analyses foireuses sur sa vie et ses mécanismes de peur. Il avait vidé son sac comme on vide une plaie. Puis il s’était lancé dans un discours sans queue ni tête sur le caractère paradoxal du bouddhisme, qui prône à la fois compassion et indifférence, amour et retrait du monde… « Parlez-moi du vrai problème », avait coupé le psychiatre.

Loïc avait demandé un verre d’eau — sa gorge était un four — puis il avait raconté l’épisode du colis. Il avait expliqué sa terreur à grand renfort de clichés psychanalytiques : l’Afrique, pays de son père, terre de castration et… « J’ai dit : le vrai problème. »

Il avait fondu en larmes et évoqué ses enfants. Sofia. La menace du divorce. Émaillant son discours de nouvelles considérations sur sa foi bouddhiste : pouvait-il accéder à la Voie du milieu submergé par de telles émotions ? Le psychiatre n’avait pas répondu.