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— Mais c’est vous qui compliquez les choses ! Vous convoquez à Sirling une armada de techniciens pour faire un boulot qui a déjà été fait puis vous disparaissez tout l’après-midi. Personne n’a réussi à vous joindre !

— Je rentre à la base.

— Me voilà rassuré, cingla Vincq. Demain matin, on annonce officiellement la mort de Sawiris aux médias. J’espère que vous avez du nouveau.

Erwan contre-attaqua :

— Priez surtout pour que ses parents ne s’expriment pas avant nous. Visiblement, personne ne les a prévenus du tour que prenait l’enquête.

— Mais c’est vous qui deviez les tenir au courant !

Le flic ne répondit pas, laissant se poursuivre le sermon alors que la voiture filait le long du littoral. La côte ondulait comme un serpent vert, ménageant des renflements de gris ou de bleu. Parfois, elle s’effondrait dans un déchirement abrupt. D’autres fois, elle dessinait une longue anse polie par des millénaires de vagues. Tout le paysage était sculpté par le ressac.

Archambault tourna à droite et rentra dans les terres. Erwan admira cette fois le ciel, tout aussi minéral : nuages marbrés de noir, carrières d’ardoise s’effritant dans la lumière, mines d’argent crachant leur métal scintillant. Dessous, les rochers avaient l’air plus abrasés que jamais, une lividité d’ossements oubliés depuis des siècles.

Il se rendit compte que le colonel avait raccroché et appela aussitôt Verny. Le gendarme avait enfin contacté les Sawiris et les avait trouvés bizarres.

— Bizarres comment ?

— Bizarres inquiétants.

Le lieutenant-colonel planchait maintenant sur une synthèse destinée à la substitute en vue de sa communication du lendemain. Elle tenait en quelques lignes : Sirling n’avait rien donné — pas de paluches, pas de résultats ADN ; la chambre de Wissa non plus ; le reste se résumait à un zéro absolu — fadettes, enquête de proximité, itinéraires des bateaux et des voitures…

— Et Branellec ?

— Aucune nouvelle. Il a l’air d’en chier avec le PC du gamin.

Restait la découverte du jour :

— La chevalière ?

— D’après les techniciens, elle a pas trempé plus de trente-six heures dans la flotte — ce qui signifie qu’elle appartient au tueur. Mais c’est un modèle banal. Un de ces trucs pour touristes qu’on trouve sur les marchés bretons.

— Pas de particules organiques ?

— Non. Elle a été lessivée par la flotte et le sel.

Erwan pensait à la Bretagne, à son père, à ses mensonges. Des calvaires surgissaient au bord de la route, évoquant des motifs noirs imprimés sur un ruban verdoyant.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

La question s’adressait à Archambault. Le flic venait d’apercevoir, à environ trois cents mètres au-dessus des croix, une patrouille d’hommes en treillis courant en file indienne, fusil au poing et sac sur le dos. Casqués et en tenue de camouflage, ils étaient quasiment invisibles sur la lande.

— C’est l’entraînement qui a repris.

— Je vous rappelle, fit Erwan à Verny avant de raccrocher. J’avais ordonné que personne ne bouge de sa chambre !

Archambault conserva le silence : prudente neutralité.

— Ce sont des première année ?

Le gendarme plissa les yeux derrière ses lunettes :

— Non. Des anciens. C’est Gorce qui mène le groupe. Ils rentrent à la base. Y a des jumelles dans la boîte à gants.

Erwan s’en empara. L’Asperge avait raison : Gorce courait en tête, le visage maquillé de traînées brunes, le front barré par son casque. Il avait l’air de sortir d’un jeu vidéo. Toute sa patrouille suivait dans le même ton, une vingtaine de gars couverts de boue.

— Magnez-vous, fit le flic en baissant les jumelles. Je veux arriver avant eux.

35

Erwan pénétra dans sa chambre, fila dans la salle de bains et en ressortit aussitôt, serviette et trousse de toilette sous le bras. Il rassembla des vêtements de rechange et redescendit en vitesse.

Les thermes étaient situés au rez-de-chaussée du bâtiment. Dès qu’il approcha des vestiaires, il perçut le ruissellement de l’eau, le brouhaha des voix. Les troufions étaient déjà sous la douche. Finalement, ce n’était pas plus mal.

Il se déshabilla, fourra ses frusques dans un casier. L’espace puait la boue et la sueur. Il plaça sa trousse de toilette devant son sexe, sa serviette sur l’épaule puis se dirigea vers les douches. Les résonances de faïence s’accentuaient à chaque pas.

Il poussa la porte et fut aussitôt submergé par la chaleur. L’humidité lui poissa la peau et l’intégra d’office à l’écoulement général. Des cabines s’ouvraient de part et d’autre d’un alignement de lavabos. Le carrelage immaculé rappelait les paillasses des laboratoires ou des boucheries industrielles.

Personne n’avait encore remarqué le flic dans les nuages de vapeur. Il tendit le cou vers les box et vit exactement ce qu’il s’attendait à découvrir : les corps musclés portaient tous des cicatrices. Blessures, scarifications, croûtes et chairs à peine refermées.

Quand les pilotes s’agitaient sous l’eau, les marques semblaient prendre vie. Plus précisément, Erwan distinguait des brûlures de cigarette, des plaies par balle, des stigmates électriques, souvenirs d’une gégène locale ou de fils de batterie détournés…

— T’es venu te rincer l’œil ?

Erwan sursauta : Bruno Gorce, nu, se tenait derrière lui, entouré de plusieurs hommes. Leurs torses enflammés par la chaleur luisaient sous les plafonniers. Des colosses taillés dans de la brique rouge.

— C’est interdit de prendre une douche ?

Gorce le poussa au fond d’une cabine :

— Tu nous prends pour des cons ?

— Ma salle de bains… a des problèmes.

— C’est toi qu’as des problèmes.

Le groupe se resserra autour de son chef. L’eau continuait de couler et de crépiter partout.

— Tu serais pas plutôt un de ces pédés vicieux venu se branler en douce ?

— Arrête de déconner, fit mine de rire Erwan.

Il s’avança pour sortir mais les gars lui barrèrent le passage. La méthode douce n’avait aucune chance. La dure non plus. Il ouvrit la bouche pour négocier mais Gorce bondit, lui attrapa le cou en repliant son bras, façon lutteur, puis l’entraîna dans sa volte-face jusqu’à l’envoyer valdinguer contre les lavabos centraux.

— Joue pas au con, Gorce, prévint Erwan en se relevant.

Le maître bourreau s’approcha. Ses yeux luisaient dans la brume comme des têtes d’épingle. On pouvait distinguer sous la peau chaque muscle, chaque veine, chaque os du crâne.

— Je vais te dire ce qu’on va faire : on va régler nos comptes.

— Qu’est-ce que tu veux ? bluffa Erwan. Un duel ?

Gorce sourit. Les autres observaient fixement Erwan. Sur leur torse, leurs épaules, leurs membres, les cicatrices dessinaient des graffitis menaçants.

Un bruit sec claqua. Les troufions s’écartèrent. Erwan découvrit deux paires de sabots de bois sombre, avec bride de cuir et pointe ferrée.

— Tu voulais connaître une de nos épreuves ? fit Gorce en enfilant les siens. Eh bien, tu vas être servi.

Du pied, il fit glisser l’autre paire vers Erwan. Les soldats reculèrent : un groupe à droite, un autre à gauche, quelques-uns sur le seuil des cabines ruisselantes — les loges du théâtre.

Erwan connaissait le gouren, une lutte pratiquée en Bretagne depuis des lustres, mais il n’avait jamais entendu parler de combat à coups de sabots. Une spécialité de la K76 ? Il chaussa les objets — au moins deux kilos chacun — puis jaugea son adversaire. Il n’avait aucune chance. Il avait pratiqué jadis le kickboxing et la boxe française mais avait tout arrêté depuis…