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— Vous semblez sceptique…

— Dans ce milieu, tout le monde croit pouvoir pistonner tout le monde alors que le cinéma est un univers… autonome, indépendant, qui avance tout seul. Au fond, il n’y a que le cinéma lui-même qui décide.

Payol attrapa sa tasse et but une brève gorgée. Il avait commandé un ristretto — quelque chose d’électrique qui convenait à sa nervosité.

— J’ai du mal à vous suivre.

— Pas grave. D’ailleurs, je n’ai pas encore assez d’expérience pour donner des leçons. Arrêtons de tourner autour du pot. Vous pouvez m’aider, mais dans un autre domaine.

Payol éclusa son café sans répondre. Visage tendu, il se méfiait. Le silence dura quelques secondes.

— Vous avez un fiancé ? demanda-t-il en guise de préliminaire.

— Non.

— Vous n’en cherchez pas ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Disons que j’ai une vision pessimiste des hommes.

— Pourquoi ?

— À cause des hommes, justement.

Payol se pencha sur elle. Il avait de longues mains qui s’accordaient avec ses ratiches. Gaëlle songea au Petit Chaperon rouge et au loup déguisé en grand-mère.

— Les gens tombent amoureux, fondent des familles ! s’exclama-t-il, faussement enthousiaste.

Il fallait jouer le jeu. Lui, le proxo, défendait le mariage et le foyer. Elle, la petite pute, devait en rajouter dans le cynisme et l’arrogance. C’était une sorte de casting où on testait les aptitudes de l’autre à la perversité.

— Pas autour de moi, répliqua-t-elle.

Payol commanda un autre café.

— Vous me ferez pas croire que vous avez eu tant de mauvaises expériences !

— Pas moi, mes copines. Elles collectionnent les enfoirés.

— Par exemple ? s’amusa-t-il.

— Il y a le modèle indépendant, qui ne veut pas s’attacher. Celui qui vous aime trop pour rester, ou celui qui vous quitte parce que vous méritez mieux. Celui pour qui « il est trop tôt » un jour et « trop tard » le lendemain. Celui qui remballe ses cadeaux au moment de la rupture. Je pourrais continuer comme ça jusqu’à demain matin. Des menteurs, des lâches, des égoïstes qui diraient n’importe quoi pour vous baiser sans s’engager. Le pire, c’est qu’ils sont pour la plupart des peine-à-jouir qui bandent mou et n’en profitent même pas…

Le yachtman se rengorgeait. Gaëlle avait plus de conversation que les habituelles Miss de province et autres apprenties comédiennes.

— Vos amies n’ont pas de chance, rit-il avec une nuance de compassion (il avait un timbre de baryton). Il y a des hommes qui veulent se marier, faire des enfants.

— La dernière de mes copines qui est tombée enceinte l’a annoncé au géniteur par téléphone tant elle craignait sa réaction. Quand elle est rentrée le soir, ses affaires l’attendaient devant la porte dans des sacs-poubelle.

Elle s’approcha à son tour et sentit des effluves d’Eau d’Orange verte d’Hermès. Il devait penser que ce parfum lui donnait de la personnalité, mais ils portaient tous Eau d’Orange verte — à commencer par son père.

— Et si on passait aux choses sérieuses ? revint-elle à la charge. Je cherche des contacts. Donnez-les-moi. Vous toucherez votre part.

Payol haussa les sourcils. Au loin, un piano jouait des arrangements sirupeux, les cocktails cliquetaient aux quatre coins de la pénombre. On aurait pu croire qu’il était deux heures du matin. Le lieu était aussi coupé du monde extérieur qu’un caisson hyperbare.

— Qu’êtes-vous prête à faire au juste ? demanda-t-il finalement.

— Presque tout, si le prix est à la hauteur.

Payol sourit et changea brusquement de registre :

— Anal ? Double pénétration ? Threesome ? Bukkake ? Fist fucking ?

Elle se mit au diapason :

— On peut me fourrer un hamster dans la chatte si on me paie en conséquence.

Le maquereau ferma lentement les yeux comme s’il faisait un calcul mental.

— Prenons la question dans l’autre sens, si j’ose dire. Quelles sont vos limites ?

— Je touche pas au kaviar.

Le mot, dans l’univers des perversions sexuelles, désigne les excréments. La version allemande, Kaviar und Klyster, y ajoute les lavements.

— L’ondinisme ?

— Pas de problème.

— Pas d’allergies particulières ?

— Du genre ?

— Blacks, Arabes, Niakoués…

Elle sourit :

— Plus on est de fous…

Payol continuait d’estimer la « palette » de Gaëlle :

— Le SM ?

Elle marqua un temps : elle n’avait jamais voulu jouer avec la douleur. Pas question qu’on lui fasse mal, pas question non plus de simuler. Pourquoi était-elle bloquée sur ce plan, elle qui avait fait bien pire ? Une crainte superstitieuse : la souffrance faisait partie de sa vie intime. C’était le tissu même de son destin, de son identité. Domaine réservé.

Soudain, elle se ravisa. Après tout, elle poursuivait un autre but. Tous les moyens étaient bons pour parvenir à ses fins.

— À condition qu’il n’y ait aucun risque, dit-elle.

Le maître mot du milieu SM : on pouvait tout faire, tout supporter, pourvu que ce soit safe. Le mal devait rester superficiel, sans danger. Cesser sur un claquement de doigts.

— Dans ce cas, on peut y réfléchir, répondit Payol.

Gaëlle sentait fondre sur elle des forces longtemps conjurées. Ses mains étaient moites. Des sucs gastriques lui brûlaient les entrailles. Pour la première fois, elle envisageait un contrat avec le diable.

Payol l’enveloppa de son long bras. Les effluves de parfum se mêlaient maintenant à des relents de sueur. La bête sourdait sous le mince vernis de civilité. À moins que ce soit sa propre transpiration à elle…

— Écoute-moi bien, petite, murmura-t-il de sa voix de carnassier, si tu es prête à aller loin, alors y a beaucoup, beaucoup de fric à se faire.

Elle répondit en fredonnant une chanson de Shinedown : « I’ll Follow You ». Elle chantait pour ne pas reconnaître sa propre voix, pour ne pas mesurer sa propre chute. Le maquereau l’interpréta au contraire comme une ironie supplémentaire. Quelque chose de cynique et de totalement distancié.

— Qu’est-ce que tu dirais de commencer demain soir ?

— Quel est le programme ?

Il gloussa en sortant son téléphone portable :

— T’as déjà entendu parler du no limit ?

37

— C’est comme ça que vous vous faites des amis ?

Avec un soin de mère poule, Archambault nettoyait les plaies d’Erwan — il avait pris du matos à l’infirmerie. C’était lui qui, mû par une intuition, l’avait cherché dans l’école puis avait interrompu la petite fête thermale. En faisant irruption dans les douches, il avait provoqué la débâcle des troupes. Il n’avait arrêté personne, ni même identifié le moindre coupable mais il avait sauvé le flic de Paris et, à ses yeux, c’était l’essentiel.

Maintenant, on aurait dit qu’il souffrait à la place d’Erwan. Chaque fois qu’il effleurait les bords d’une blessure avec du coton, il se mordait les lèvres pour ne pas crier. Erwan, de son côté, n’aurait pu ni crier ni mordre quoi que ce soit : sa lèvre inférieure avait triplé de volume.

— Ce sont eux qui l’ont tué, bredouilla-t-il d’une voix pâteuse.

Archambault s’attarda sur une entaille. Erwan grimaça. L’officier lui avait injecté un analgésique mais la douleur persistait. Il sentait le sang séché tirer sur son visage comme de l’eau de mer après une baignade.