Выбрать главу

Il devrait remercier le toubib mais il n’est pas en état. Ses membres sont agités de spasmes, sa chair brûle. Il demande — il supplie — qu’on lui injecte quelque chose, n’importe quoi, ou qu’on le renvoie à ses limbes, délivré de toute sensation.

Coma.

Quand il reprend conscience, il a l’impression d’avoir sué sa cervelle sur l’oreiller. Le Gourou est là, cette fois en trois dimensions. La soixantaine. Riche et bien nourri. Veste à col Mao blanche, pantalon de pyjama de lin, accent écossais. Il lui parle de cauchemars, d’hallucinations. Lui explique que tout ça est lié au sevrage, aux plantes qu’on lui fait ingérer ici.

— Ici ?

Il lui parle de vérité, de sagesse, d’unité. Il s’exprime par images, par paraboles.

— On se connaît, non ? parvient enfin à demander Loïc.

— Tu as skippé un de mes bateaux, il y a deux ans.

Aucun souvenir. L’homme sort des ciseaux et entreprend de lui couper les cheveux, les ongles, la barbe.

— L’hindouisme ne te vaut rien, dit-il alors que les draps se couvrent de corne et de tifs. Je ne crois pas non plus pour toi au bouddhisme classique. Je veux dire : le Petit et Grand Véhicule. Ce qu’il te faut, c’est le Vajrayana. Le Véhicule de diamant. Le bouddhisme tibétain.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Qu’on part demain.

Ils n’atterrissent pas à Lhassa, capitale du Tibet, mais à Kunming, dans la province du Yunnan, près de la frontière sud-est du pays. L’Écossais tient à respecter un certain parcours avant d’atteindre les contreforts de l’Himalaya. D’abord en 4 × 4 puis à cheval.

Trois mille mètres d’altitude. Falaises de terre cuite. Au fond, un fleuve, rouge lui aussi : l’embryon du Mékong. Loïc a l’impression d’évoluer dans un gigantesque utérus, flancs féconds d’une déesse indienne assoupie au pied des glaciers. Il grelotte sur sa monture. On l’a emmitouflé comme un bébé nomade, dans des peaux et des fourrures, puis attaché à sa selle. Il n’a d’autre choix qu’admirer le paysage et souffrir du manque.

Il met plusieurs jours à réaliser qu’ils sont en train de traverser une région interdite, étroitement surveillée par l’armée parce que jouxtant le Triangle d’or. Il ne comprend pas les motivations de l’Écossais. De cheval à cheval, Loïc essaie de le provoquer :

— Si tu crois qu’après tout ça je vais coucher avec toi.

— Ne t’en fais pas, c’est déjà fait.

— Quand ?

— Pendant notre croisière.

Aucun souvenir non plus. L’homme s’appelle James Thurnee, il vient d’Édimbourg et a fait fortune en Europe. Plusieurs fois. D’abord dans la fabrication de guitares électriques et de consoles d’enregistrement, puis dans les télécommunications et enfin sur Internet. Maintenant, il gère sa fortune à distance. Il peut prier ici et là, se consacrer aux visiteurs en détresse…

Les semaines passent. Ponctuées, dans le désordre, d’embrouilles avec la police chinoise, d’averses dantesques, d’éboulements, de traversées du fleuve sur un câble, de tempêtes de grêle, de camions accidentés au bord de la route, d’une explosion au fond d’une mine de cuivre où ils doivent jouer les premiers secours…

Ils croisent maintenant des colosses à chignon noir portant à la ceinture un poignard d’argent, des femmes au visage absolument plat barbouillé de terre, de lait et de pluie. Des Tibétains, premiers messagers de la frontière.

Un jour, ils découvrent une immense vallée. Au fond, un village aux murs chaulés a l’air d’être construit en morceaux de sucre. Au-dessus, deux tours carrées, blanches et puissantes, jaillissent de leur gangue lie-de-vin. Le monastère. Tout autour, des champs d’orge et de blé ondulent dans le vent du soir, accueillant les ombres immenses des nuages en un ballet chatoyant.

Loïc n’a jamais contemplé une telle merveille. Des larmes de reconnaissance lui viennent aux yeux. D’autant plus que son corps est purgé : il a vaincu l’absence — celle de la drogue.

Une année parmi les moines. Réveil au son des trompes, prières, sermons, cueillettes, mandalas… En Inde, il a connu une spiritualité enivrante comme une fièvre. Ici, la foi a la vigueur d’un poing serré. Après lui avoir purgé l’organisme et lavé les yeux, Thurnee lui nettoie l’âme. Loïc connaît encore de terribles crises de manque. Cloué au lit, pris de convulsions, il supplie qu’on équarrisse son corps et qu’on en donne les morceaux à manger aux vautours, comme le veut la tradition tibétaine. Personne ne vient et la crise passe. Il reprend alors le quotidien du temple : prières, méditation, enseignement…

Parfois, il pense à son père qui le croit toujours sur les mers. Au fond, sa méthode a eu du bon. Loïc s’initie au Vajrayana. Il lit, écoute, médite. La prière devient une nouvelle forme de drogue mais aux effets inverses : il quitte son corps pour mieux retrouver son âme.

Alors, contre toute attente, Thurnee lui propose de revenir au monde des illusions, le samsara, la vallée des larmes — ce que les autres appellent la « réalité ». Le bouddhisme n’est pas une fuite, explique-t-il à son protégé, mais un envol. Il l’emmène à New York, l’initie à la finance. Loïc se passionne pour ce monde d’extrême vanité. C’est comme jouer aux échecs en n’oubliant jamais que tout ça n’est qu’un jeu.

Mais les sentiments sont toujours là. Il rencontre Sofia à Manhattan et en tombe instantanément amoureux. Pour assurer face à l’Italienne, il reprend de la coke. En un seul rail, il réduit à néant deux ans de sevrage. Pas grave : il est drôle, charmeur, volubile, il séduit la demoiselle. De son côté, Thurnee l’emmène dans une clinique spécialisée pour lui faire greffer des parois de titane sur les cloisons nasales.

Pas d’engueulade, pas de sermon : Loïc ne comprend pas.

— Les passions ont cette faiblesse de ne pas durer, répond Thurnee.

Il avait raison : sept ans plus tard, Loïc et Sofia se haïssaient de toutes leurs forces. Bientôt, ils s’oublieraient dans une indifférence réciproque.

Un claquement de verrou le fit sursauter. La porte de la cage s’ouvrit. Loïc se rendit compte que le clodo vindicatif s’était endormi et que ses autres compagnons de cellule étaient aussi à moitié assoupis.

Il jeta un regard réflexe à son poignet — on lui avait pris sa montre lors de la fouille à corps.

— Morvan, suis-moi.

Montant l’escalier à la suite du planton, il se dit qu’on allait enfin l’entendre. On allait lui permettre de téléphoner à son avocat, qui le ferait libérer dans l’heure.

Ce n’était pas un flic qui l’attendait dans le bureau mais Sofia.

Il noua ses poings pour lui casser la gueule. Il allait bondir quand elle lui ordonna simplement :

— Assieds-toi.

Il obéit sans un mot.

Au fond, la vie était simple auprès de l’Italienne.

44

— Comment t’es entrée ici ?

— Mon avocate.

— Il faudra que tu m’expliques comment une avocate du droit de la famille a des connexions avec la brigade des Stups.

— Elle sait y faire.

— Elle leur a servi le fils Morvan sur un plateau, oui.

— C’est sûr que t’es pas en territoire ami, sourit Sofia. Je découvre que ton père n’a pas que des alliés dans la police.

Il eut un rictus mais quelque chose se coinça dans sa gorge. Ses organes se vissèrent en une crampe, une onde de chaleur monta dans son thorax et se répandit en fièvre d’angoisse. Le manque. Sofia lui parlait, il n’entendait plus.

Son visage s’était couvert de sueur. Il ne cessait de ciller comme s’il était ébloui. Il parvint à se ressaisir.

— Qu’est-ce que tu veux au juste ?