Le plus étrange était le mot laissé par l’amiral : « Lontano ». En attendant l’équipe scientifique, il avait effectué une recherche sur Internet. Il avait obtenu pas mal de réponses mais aucune ne collait avec l’affaire ni le geste de di Greco.
Lontano signifiait « loin » en italien. Di Greco était d’origine lombarde mais était-ce une explication suffisante ?
Lontano était aussi le titre d’une œuvre du musicien du XXe siècle György Ligeti. Erwan avait pris le temps d’en écouter quelques mesures : de longues notes émergeant d’un accord dissonant sans fin. Di Greco avait-il pensé à ce morceau au moment de se faire sauter le caisson ? Peu probable.
C’était également le titre d’une mélodie plus chaleureuse d’Ennio Morricone — qui avait fait les beaux soirs d’une chaîne française dans les années 70, sous le titre À l’aube du cinquième jour. Erwan ne croyait pas non plus que l’amiral ait sifflé cet air avant d’appuyer sur la détente.
Lontano était encore une compagnie française de production musicale, un festival anglais de musique, une société espagnole de transport, une chanson de Luigi Tenco, un distributeur d’épices, une marque de jeans… Bref, comme toujours avec Google, on constatait que le mot désignait à peu près tout et n’importe quoi.
De retour à la base, Erwan emprunta une voiture pour trouver une pharmacie : les points de souffrance éclataient en lui comme des feux d’artifice. Le village n’était qu’à quelques kilomètres. Entre les soubresauts des essuie-glaces, un véritable ker apparut bientôt : maisons de granit et volets bleus, à la fois superbes et sinistres.
Il faisait encore nuit mais Erwan distingua une place cernée de murets noirs, des boutiques qui semblaient creusées à même la roche, un clocher dressé comme un glaive au fond de l’espace. Il repéra la croix verte. Bien sûr, la pharmacie était fermée. Il boucla son ciré et frappa avec violence à la porte qui jouxtait la vitrine — le domicile du maître des lieux.
Son badge fit office de prescription :
— Donnez-moi ce que vous avez de plus fort contre la douleur.
Le pharmacien, mal réveillé, déballa pilules, sirop, onguents, injections et se fendit de quelques conseils : heures et quantités de prises, effets secondaires indésirables… À chaque produit, il ajoutait des commentaires du type :
— Surtout, évitez de conduire après l’avoir ingéré…
Erwan régla et embarqua le tout. Dans la bagnole, il ingurgita ce qui lui parut raisonnable, s’envoya un shoot, s’appliqua des pommades anesthésiantes. Effet placebo ou non, de retour à la K76 il se sentait déjà mieux.
Dans sa chambre, il prit une douche jusqu’à vider le ballon d’eau chaude. Défoncé par les calmants, hanté encore par la nausée, il avait l’impression que la salle de bains tanguait.
Une fois changé, il fila chez Vincq, qui n’avait pas dormi non plus. Outre le suicide de l’amiral, le colonel venait d’apprendre que les parents de Wissa avaient accordé une interview au journal Ouest-France à paraître le matin même. L’officier en avait déjà une copie sur son bureau. Les coptes avaient tout balancé. La violence du bizutage. La pagaille qui régnait à la K76. Le retard pris par l’aéronavale pour annoncer le drame. Et ils avaient aussi laissé entendre qu’une autre version de la mort de leur fils était possible. Une version criminelle et non plus accidentelle.
Vincq partait pour une nouvelle réunion de crise afin de préparer la conférence de presse. Il fallait calmer le jeu, jouer la transparence, avouer le principal : l’enquête s’orientait désormais vers un homicide volontaire dans lequel di Greco était sans doute impliqué.
Le colonel n’avait pas l’air peiné par la disparition de l’amiral — dans son esprit, il était sans doute mort depuis longtemps. Une sorte de zombie qui empoisonnait l’existence de l’école avec ses discours ésotériques et sa culture de l’endurance.
En quelques mots, Erwan résuma ce qui s’était passé sur le porte-avions. Pour l’instant, il n’y avait rien à ajouter. Sans aucun doute, Neveux, l’analyste criminel, confirmerait la thèse du suicide — poudre sur les doigts, axe de tir déduit de la blessure et des projections de sang. Il évoqua aussi le mot laissé par di Greco mais Vincq ne parut pas intéressé : il était pressé de le congédier, de mettre au point son intervention. Erwan n’était convié ni à la réunion interne ni à la conférence de presse. L’armée entendait montrer qu’elle maîtrisait l’enquête, en collaboration avec les seuls gendarmes : on restait entre galons et képis.
À 7 h 30, il se retrouva dans la cour de l’école, les bras ballants, oppressé par un sentiment de vacuité. La pluie ne désemparait pas. Les drapeaux étaient toujours en berne — pour Wissa ou di Greco ? Cette question en appela une autre : la nouvelle du suicide était-elle parvenue aux élèves ?
Pour vérifier, il se décida à aller boire un café au mess. Il traversa la cour — le temps de se faire tremper jusqu’aux os — puis se coula dans la semi-pénombre de la salle. On distinguait à peine les EOPAN qui mangeaient sans dire un mot. Le lino du sol, les murs en PVC, les tables en formica, tout semblait avoir été fabriqué à la manufacture du désespoir.
Le silence était éloquent : oui, la nouvelle était tombée. Erwan n’avait pas fait deux pas qu’il reconnut ses ennemis de la veille — Gorce et sa garde rapprochée. Il se servit du café au buffet et attrapa deux croissants à peine décongelés. Tenant son plateau comme dans un self d’entreprise, il fit mine de chercher une place puis s’avança vers la table de son adversaire :
— Je peux m’asseoir ?
Pas de réponse. Il trouva une chaise et s’installa comme si on l’y avait invité. Il but quelques lampées de café, mordit dans son croissant. Les soldats le regardaient fixement.
Assommé par son traitement antidouleur, Erwan les observait en retour, avec une distance nébuleuse. En bout de table, Gorce portait des pansements — il était amoché, mais pas plus que lui. Son expression semblait coincée en un rictus lugubre, comme s’il était frappé de paralysie faciale.
— T’es content de toi, petite salope ?
Son œil gauche était toujours gorgé de sang. Dans la pénombre, on aurait juré qu’il n’en avait plus qu’un.
— Je suis désolé, répondit Erwan.
La nuit blanche, associée aux anesthésiants, le privait du minimum de repartie exigée dans une telle situation.
— T’es désolé ? répéta Gorce en frappant sur la table.
— L’enquête continue. On…
— T’ES DÉSOLÉ ?
Le pilote s’était levé, les poings serrés. Erwan recula sur sa chaise : pas question d’un match retour. D’un seul geste, Gorce balaya vaisselle et couverts et se rua sur Erwan, qui n’eut que le temps de bondir en arrière. Il s’attendait déjà à être tabassé mais pour une obscure raison, les autres bloquèrent leur chef. Les soldats des autres tables vinrent à la rescousse. La bête, qui gueulait et balançait encore des coups de pied dans les airs, était maîtrisée.
Erwan se dirigea vers la sortie, gagné pour de bon par cette conviction : Kaerverec vivait un double drame — disparition d’un nouveau, suicide d’un ancien —, mais tout ça ne collait pas avec la folie spécifique du meurtre de Wissa. La solution était hors des murs de la K76.
Il n’avait pas mis un pied dehors qu’il tomba nez à nez avec Branellec, qui protégeait sous son ciré un ordinateur portable.