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Devant ces témoignages et ces contrats fictifs, elle eut une bouffée de tristesse. Ce dossier était à l’image de sa vie : bidon. Mais elle préférait encore ce mensonge au gouffre qui s’ouvrirait sous ses pas si elle admettait, ne serait-ce qu’un dixième de seconde, la vanité de ses projets. Renoncer à son rêve, c’était renoncer à la vie.

Ses yeux se posèrent sur l’horloge murale — un clap de cinéma sur lequel était monté un cadran à aiguilles, souvenir de son unique voyage à LA. 15 h 45. Elle sursauta. Elle avait complètement oublié son plan « casting » à 16 heures. C’est ainsi qu’elle appelait ses rencards à huit cents euros.

Elle fonça dans la salle de bains et ôta son masque d’argile de la mer Morte. Elle se souvenait que le type était un financier chinois. Un plan filé par une pseudo-maquerelle de l’avenue Hoche. Elle releva la tête et s’observa dans le miroir. En découvrant son visage ovale, ses pommettes mongoles et ses yeux de husky sibérien, elle se ressaisit et serra les poings sur le lavabo.

Un Chinois. Ça irait très bien pour ce qu’elle avait en tête.

4

Sofia lui avait donné rendez-vous dans les jardins du Luxembourg.

Erwan se gara rue Bonaparte et prit l’entrée de la rue de Vaugirard. Un gamin dans chaque main, il longea les terrains de pétanque puis les courts de tennis : l’Italienne avait parlé de l’aire de jeux, un peu plus loin. À l’idée de la voir, il tremblait d’excitation.

La première fois qu’il l’avait rencontrée, il avait frémi. La deuxième fois, il avait fait la gueule. La troisième, il avait bredouillé. Il avait fallu attendre la quatrième ou cinquième entrevue pour qu’il retrouve une contenance naturelle. Alors seulement, il avait pu l’observer. Sofia n’était pas belle : elle était parfaite. Sa beauté était digne des pages glacées des magazines, des écrans de cinéma, mais sa grâce n’était pas à vendre. Elle était millionnaire et cette position supérieure ajoutait encore à son air souverain.

Quand Loïc l’avait ramenée dans ses valises de New York, en 2003, Erwan s’était demandé comment ce couillon défoncé avait pu séduire une telle déesse. Son père s’était posé la même question. En bons flicards, ils avaient mené leur enquête et découvert, sidérés, que Sofia était beaucoup plus riche que Loïc. Elle était la fille d’un ferrailleur de la banlieue de Florence qui avait fait fortune dans le commerce du métal et épousé une comtesse Balducci, ruinée, mais lointainement liée à la glorieuse famille Aldobrandeschi. Sofia avait hérité la beauté de son père (une gueule de seigneur) et l’élégance de sa mère, le mépris de l’une et la dureté de l’autre. Son éducation avait fait le reste. Enfance à Saint-Moritz avec préceptrice allemande, écoles privées à Milan, puis l’université Luigi Bocconi et l’IULM (Università di lingue e comunicazione). Elle s’était fait les griffes à Wall Street et avait finalement découvert l’amour dans les bras de Loïc.

Les Morvan n’y croyaient pas. Ils étaient des hommes, et surtout des flics. Ils ne pouvaient comprendre l’attrait d’un mec comme Loïc sur les femmes. Sa jolie gueule, ses mains fines, son sourire désarmant, tout ça leur échappait. Comme le magnétisme mystérieux qu’exerce toujours un drogué sur les filles. Un vice qui les fascine parce qu’elles sentent, avec leurs antennes de femelles, que cette attraction sera toujours la plus forte. Sans compter le charme envoûtant de la tête brûlée qui joue avec la mort…

Quelques mois plus tard, on avait préparé le mariage. Erwan avait savouré la sourde rivalité des deux pères. À sa droite, le vieux renard d’Afrique, superflic combinard possédant de mystérieux acquis au Congo. À sa gauche, Giovanni Montefiori, surnommé le Condottiere, proche du clan Berlusconi et sans doute lié à pas mal de dérives mafieuses. Deux prédateurs se détestant d’instinct parce qu’ils représentaient les deux visages d’une même pourriture.

Les jouvenceaux s’étaient mariés à Zermatt, sous la neige, et en traîneau. Des conneries de gosses de riches. Montefiori avait loué tous les chalets disponibles, Morvan avait payé le banquet dans un des palaces de la station.

Relégué dans une maison de gardien, Erwan avait décidé cette nuit-là de prendre soin de ces enfants ignorants de la vie. Peu à peu, il avait gagné auprès d’eux une légitimité de garde du corps — un domestique parmi d’autres. Il aimait ce rôle : le gros bras en costume bon marché, la brute qui n’a ni conversation ni élégance, mais avec qui la princesse s’entend pour protéger le « petiot ».

Car ils étaient désormais alliés. Sofia surveillait son mari et limitait sa consommation de cocaïne (il ne touchait plus à l’héroïne ni à l’alcool). Erwan le retrouvait quand il disparaissait une nuit entière — ou parfois une semaine.

Au fil des années, il avait cru mieux cerner l’Italienne. À force de dîners chics, de week-ends à Portofino, de croisières sur des voiliers somptueux, il avait découvert les limites de la jeune femme. Elle aimait Loïc mais son sentiment ne dépassait pas le cadre de sa classe sociale. Son mariage n’était qu’une étape parmi d’autres de sa vie facile. Finalement, elle n’était ni hautaine ni protectrice : elle était un simple produit de la bourgeoisie italienne, attachée aux privilèges et aux conventions de son monde. Une machine programmée, parfaite et charmante, dont on avait oublié la pièce centrale : le cœur.

Il se trompait. La naissance de Lorenzo avait révélé son vrai visage. Le grand amour de Sofia était ses enfants. Loïc n’avait été qu’un préambule, un passage obligé. Mais pourquoi avoir choisi un drogué comme géniteur ? Pour sa beauté ? Son sourire ? Son intelligence ? Plus tard encore, alors qu’elle attendait Milla, Sofia avait définitivement tombé le masque. Le torchon brûlait avec Loïc mais ça ne la préoccupait pas. Il avait rempli son rôle. S’il n’était pas foutu d’assurer la suite, il dégagerait. Ou elle le détruirait. Comme les araignées tuent leur mâle après l’accouplement.

— Y a maman là-bas !

Elle était assise sur un banc, devant l’aire de jeux. Milla et Lorenzo lâchèrent la main de leur oncle et coururent. Elle se leva pour les accueillir puis le chercha des yeux. Elle lui fit signe, régla l’entrée pour ses enfants puis se tourna vers lui.

D’un coup, le brouhaha alentour, le va-et-vient des promeneurs, le tourbillon des premières feuilles mortes, tout passa à l’arrière-plan. Sofia lui apparut comme dans un film, quand le point est fait sur l’actrice et que le décor devient flou.

Son visage semblait régi par un nombre d’or qui reproduisait, dans chaque détail, la même réussite. Front, sourcils, nez, pommettes : c’était la même ligne, le même poli admirable. Sa peau blanche rappelait la surface parfaite et lisse des galets. On se demandait comment cette chair respirait. Ses lèvres, très peu colorées, paraissaient un simple pli dans la pierre. Loin de corriger leur pâleur, Sofia ne portait aucun maquillage et arborait ses traits nus avec désinvolture. Pour couronner le tableau, ses longs cheveux noirs étaient coiffés la raie au milieu, comme sur les vieilles photos de David Hamilton. Elle tenait plus de la fermière amish que de la bimbo italienne.

Deux détails pourtant atténuaient son austérité. Des taches de rousseur sur ses joues lui conféraient un air de jeunesse espiègle. L’autre trait singulier était ses paupières basses qui évoquaient une origine eurasienne et lui donnaient un côté voilé, un air las et mélancolique qui vous engourdissait l’âme.

— Ça va ?

— Ça va, fit-il, toujours peu inspiré face à elle.

— T’as cinq minutes ?

Il acquiesça à la manière d’un soldat au rapport.

— Viens. Je veux surveiller les petits.