— Sergent m’a dit que t’avais identifié la victime.
Fitoussi était déjà revenu, avec son allure de croque-mort dégoûté, mains dans les poches et bidon en avant.
— Elle s’appelait Anne Simoni. Elle avait vingt-six ans. Elle travaillait aux cartes grises.
— Comment tu l’as identifiée ?
— Par ses tatouages.
Fitoussi, qui craignait et détestait à la fois Morvan, joua des sourcils :
— Tu la connaissais d’où ?
Le préfet chaussa ses lunettes noires. Rien à voir avec les Ray-Ban du divisionnaire, des Emporio Armani qui lui rappelaient Bréhat et ses virées solitaires en voilier. Il se dit pourtant qu’en cet instant, ils ressemblaient tous les deux aux Blues Brothers.
— Je l’ai sortie du merdier pendant sa conditionnelle. Je lui ai trouvé un logement et un boulot à la préfecture.
— Je vois.
— Tu vois rien du tout et je te conseille de te tenir à l’écart de ce coup.
Fitoussi rougit comme s’il venait de se prendre une gifle.
— Qu’est-ce que c’est que ce ton ? fit-il en retirant ses lunettes d’un geste ulcéré.
— Celui qui convient à la situation. T’as pas compris ce qui se passe ?
— On a un cadavre sur les bras, on…
— Non. On a un tueur en série comme Paris n’en a encore jamais connu. Un salopard qui va aligner les victimes comme des bières sur ta table basse un soir de match.
— Qu’est-ce qui te fait croire un truc pareil ?
Morvan lança un regard aux hommes qui fermaient la housse mortuaire.
— J’ai connu une affaire similaire.
— Quand ? Où ?
— Laisse tomber.
— Je vais saisir Erwan pour l’enquête préliminaire. C’est déjà ok avec le proc.
— Pas question.
Fitoussi fit un pas vers lui. Grégoire avait beau avoir le bras long, il n’était pas sur son territoire. Un divisionnaire décide des assignations dans sa brigade.
— Le 36, c’est chez moi, Morvan. Tu l’as déjà expédié je ne sais où sans mon autorisation. La fête est finie. Retour maison. Ton fils va nous régler ça aux petits oignons. (Il lui fit un clin d’œil.) Surtout si tu lui files quelques tuyaux.
— C’est pas une bonne idée, grogna-t-il. C’est…
Son portable vibra dans sa poche. Il l’extirpa et regarda le nom du correspondant. Quand on parle du loup… Il avait envoyé un message d’urgence à Erwan, lui donnant rendez-vous sur place. Le SMS disait simplement : « Je suis là. »
Levant les yeux, il l’aperçut qui jouait des coudes parmi les plantons.
56
Chez les flics, c’est comme dans les médias. On croit tenir un scoop et on est coiffé au poteau par un autre, plus frais, plus fort. Erwan revenait avec sa révélation stupéfiante : l’Homme-Clou était de retour ! Mais « son » cadavre datait déjà de cinq jours et Morvan l’attendait quai des Grands-Augustins avec une confirmation spectaculaire : une nouvelle victime.
En accédant à la berge, Erwan avait posé quelques questions aux flics qu’il connaissait. Le peu qu’il en avait tiré l’avait sidéré. Il avait à peine intégré la situation que son père se dressait devant lui. Les paroles de retrouvailles furent réduites au minimum — c’est-à-dire à rien. Morvan ne fit même aucun commentaire sur l’état de son visage.
— Suis-moi, ordonna-t-il.
— Je veux voir le corps.
— Il est déjà emballé. Tu le verras à l’IML.
Ils dépassèrent l’attroupement et s’engagèrent en direction du pont Saint-Michel puis continuèrent vers Notre-Dame. Le quai était désert, des flics en interdisaient l’accès. En revanche, au-dessus d’eux, les badauds s’agglutinaient pour tenter de voir ce qui se passait. Leurs voix formaient une rumeur lointaine, chargée d’inquiétude.
Erwan résuma les nouvelles du jour — la reconstitution du corps et sa position de momie, les débris identifiés comme des clous. Cette fois, il parla aussi de la mèche de cheveux et des débris d’ongle. Son père lui confirma que d’après ce qu’il avait pu voir, les mutilations de la nouvelle victime correspondaient au mode opératoire du tueur zaïrois. Mais il ajouta aussitôt :
— Ça peut pas être lui.
— Pourquoi ?
— Parce que Thierry Pharabot est mort y a trois ans dans un centre spécialisé, une unité pour malades difficiles. L’institut Charcot.
Bizarrement, ce nom disait quelque chose à Erwan.
— C’est où ?
— En Bretagne.
— Où exactement ?
— Dans le Finistère. À quarante bornes de Kaerverec.
— Et c’est maintenant que tu le dis ?
— Déconne pas. Je te dis que Pharabot est mort et incinéré.
Erwan se souvint : Verny avait fait le tour des prisons et des asiles psychiatriques de la région, l’institut Charcot était sur sa liste — rien à signaler.
— Il a pu influencer un compagnon de cellule, imagina-t-il à chaud. Un gars qui est sorti depuis et…
— Non. Il était placé en isolement. J’ai toujours gardé un œil sur lui.
— Wissa Sawiris a été tué à quelques kilomètres, ça ne peut être un hasard !
— Ça serait trop simple.
Erwan balança un regard furieux à son père qui marchait en observant, de l’autre côté du fleuve, les grappes de lierre du square Jean-XXIII qui s’alanguissaient le long des contreforts de l’île de la Cité.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Si quelqu’un imite aujourd’hui l’Homme-Clou, ce n’est pas par folie meurtrière. Du moins pas seulement. Ces meurtres entrent dans le cadre d’un complot plus vaste.
— Putain, arrête avec tes conspirations !
Morvan s’immobilisa. Il ne cessait de tripoter les branches de ses lunettes noires, un geste de nervosité qui ne lui ressemblait pas.
— Je dois te dire d’abord quelque chose, mon grand.
Erwan redoutait le pire : son père ne l’avait pas appelé ainsi depuis vingt-cinq ans.
— La bague que t’as trouvée à Sirling est la mienne.
Il avait oublié ce détail et voilà que l’indice ressurgissait avec force.
— Enfin, nuança Grégoire, je suppose que c’est la mienne. Je l’ai perdue y a trois semaines.
— Tu l’as perdue ou on te l’a volée ?
— J’en sais rien. Mais si on me l’a piquée, c’était pour la poser à côté du cadavre.
— Pour t’impliquer ?
— Y a pas d’autre explication.
— Donc un type surgi de nulle part imite l’Homme-Clou, un tueur que tu as arrêté il y a quarante ans, et essaie de te faire porter le chapeau. C’est ça ton idée ?
— D’autres faits sont survenus. Des embrouilles qui me touchent à chaque fois, directement ou indirectement.
— Comme ?
Reprenant sa marche sur les pavés, Morvan se lança dans une explication confuse à propos d’un soupçon d’OPA visant le groupe minier dans lequel il possédait des parts. Erwan décrocha — dès qu’on lui parlait finance, ses facultés d’analyse se fermaient.
— Cette OPA existe ou non ? demanda-t-il pour couper court.
— Je ne sais pas encore mais dans le milieu de la Bourse, les rumeurs suffisent pour foutre le bordel.
— En quoi ce buzz pourrait t’atteindre ?
— Trop long à t’expliquer. Y a aussi les menaces reçues par ton frère.
Le Vieux se mit à lui raconter une histoire improbable de langue de bœuf arrivée par la poste. Erwan n’avait laissé sa famille que deux jours et voilà le résultat.
— J’ai d’abord cru que c’étaient des réfugiés de la RDC qui nous mettaient la pression mais ça n’a pas l’air d’être eux, poursuivit le Centaure.