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Erwan la suivit dans l’aire de jeux, après avoir reçu de la part du caissier un coup de tampon sur la main. Ses oreilles bourdonnaient, son pouls battait en rafales. Dans le parc, la terre vacillait. Il crut que c’était l’effet de son émotion. Il se rendit compte que le sol était constitué d’une sorte de mousse pour éviter que les enfants ne se blessent en tombant.

— Détends-toi, bon dieu, se dit-il à voix basse. Détends-toi.

5

Sofia trouva un banc libre.

— Loïc n’a pas pu venir ?

Elle ne posait la question que pour le seul plaisir d’évoquer le manquement de son ex.

— Il avait du boulot.

— Il cuvait sa coke, oui.

Bon début. Erwan s’assit près d’elle sans répondre. Elle observait l’agitation de l’aire de jeux avec consternation :

— Je ne sais pas qui a inventé les dimanches après-midi au parc, mais à mon avis, c’est une des raisons d’accoucher sous X.

Sofia, mère modèle, aimait jouer la provoc. Elle avait hérité ce tic des Parisiennes : elle s’épanouissait dans l’acidité, disait en permanence le contraire de ce qu’elle pensait, pour le seul plaisir d’un bon mot ou la satisfaction incompréhensible de paraître méchante.

— Au moins, continua-t-elle, le divorce a ça de bon : on se partage l’épreuve.

Elle avait une voix fluette qui ne cadrait pas avec son visage de pietà.

— Comment ça va, toi ? demanda-t-elle sur un ton de camarade.

Il prononça quelques banalités sur son voyage en Afrique. Elle agitait sa jolie tête sans vraiment écouter. Lui-même ne s’intéressait pas à ce qu’il racontait. Dans un coin de son cerveau, il s’interrogeait toujours : avait-elle deviné ses sentiments ?

Tant qu’elle était avec Loïc, il l’avait tenue à distance. Maintenant que le couple était séparé, il s’était accordé le luxe de tomber amoureux d’elle. Il n’avait pas plus de chances qu’auparavant — peut-être moins encore. Mais justement, il aimait cette passion désespérée, qui n’engageait à rien.

— Tu sais que j’ai vécu en Afrique ? fit-elle avec nonchalance.

Sa chevelure noire étincelait sous les feuilles vertes des marronniers.

— Première nouvelle.

— Mon père avait des affaires là-bas.

— Quelles affaires ?

— Les métaux, toujours.

— Quels pays ?

— Les anciennes colonies italiennes. Éthiopie, Somalie, Érythrée…

Il essaya de l’imaginer petite fille gambadant sur des sentiers de latérite, au pied de frangipaniers géants, puis se ravisa. Elle racontait n’importe quoi : il savait exactement où elle avait grandi et où elle avait suivi ses études.

De nouveau, elle eut un rire de franche camaraderie.

— Je déconne, confirma-t-elle. J’ai jamais foutu les pieds là-bas. T’as un dossier sur moi, non ?

Il sourit sans répondre. Dès qu’il l’approchait, il était pris d’une langueur irrésistible. Il n’avait plus ni force ni ressource, malgré la tension nerveuse qui vibrait sous sa peau.

Tout à coup, Milla et Lorenzo abandonnèrent leurs jeux pour venir réclamer leur goûter. Erwan chercha dans sa poche de quoi acheter des glaces mais Sofia avait déjà sorti de son sac — un objet vintage siglé Balenciaga — des BN et des Actimel qu’ils engloutirent en quelques secondes. Ils repartirent comme ils étaient venus. Après le déjeuner lugubre chez leurs grands-parents, ils revivaient.

— Quand j’étais enceinte, reprit Sofia en les suivant du regard, j’étais comme pas mal de belles femmes. Pressée d’en finir, de redevenir celle que j’étais avant. Je ne voulais pas prendre un kilo de trop, ni manquer une soirée. Surtout, je voulais tout contrôler. Mais l’enfant, dans ton ventre, décide déjà pour toi. Peut-être même décide-t-il de venir, non ?

Elle alluma une cigarette. C’était le dernier endroit où le faire mais il l’aimait pour ça : sa manière insouciante — et naturelle — d’imposer sa volonté aux autres.

Presque aussitôt, une mère de famille bondit sur eux, visage crispé, poings serrés :

— Ça va pas, non ?

Erwan braqua son badge tricolore, sans même se lever du banc :

— Police. Dégagez, s’il vous plaît.

L’autre resta paralysée quelques secondes, ne trouvant rien à répondre.

— Dégagez ou je contrôle tout le parc !

La mégère vira au rouge puis tourna les talons, sans un mot.

— La tronche qu’elle a fait ! s’esclaffa Sofia.

Erwan sourit en retour. Il était content de cette petite prouesse mais il aurait préféré l’amuser avec sa conversation. Quand il s’agissait de draguer des barmaids ou des vendeuses, il était imbattable mais face à elle, il était aussi sec qu’un four à pizza.

— Quand est-ce que tu nous présentes ta fiancée ? s’enquit-elle comme si elle avait lu dans ses pensées.

— J’ai personne en ce moment.

— Je me demande parfois si t’es flic ou curé.

De nouveau, il ne trouva rien à répondre et préféra observer la horde d’enfants qui couraient et virevoltaient dans un désordre étourdissant. Milla et Lorenzo étaient suspendus à une tyrolienne.

Sofia, comprenant qu’Erwan ne réagirait pas à ses provocations, évoqua ses vacances en Toscane, puis ses différents allers-retours entre Paris et Milan. Elle avait le projet de monter une société de design — conception et distribution de meubles italiens. Erwan savait qu’elle allait en venir au seul sujet qui l’intéressait : la guerre qu’elle menait contre Loïc pour obtenir le divorce et la garde des enfants. Pour une obscure raison, son frère refusait d’officialiser leur séparation.

— Je t’ai apporté quelque chose.

Elle sortit une enveloppe kraft format A4 et l’ouvrit : elle contenait des photos de Loïc, en conciliabule avec des gars d’apparence louche. Pas besoin de les regarder deux fois pour comprendre de quoi il s’agissait : son frère achetant de la came à des dealers de seconde zone. La date et l’heure étaient inscrites dans un coin de chaque cliché.

— Tu le fais suivre ?

— Seulement quand il a mes enfants.

— T’es malade ou quoi ?

— C’est lui le malade. D’après mes calculs, il en est à cinq grammes par jour. (Elle lui prit une photo des mains et la lui braqua sous les yeux.) Tu vois celle-ci ? Le deal se passe dans un parking des Halles, à 23 heures. Si tu regardes bien, on distingue les petits qui dorment dans la bagnole.

Erwan lui rendit les clichés. Sofia avait rallumé une cigarette. La calant entre ses lèvres, elle glissa nerveusement les images dans l’enveloppe et les lui plaça de nouveau dans les mains.

— Qu’est-ce que tu veux que j’en foute ?

— Ouvre une enquête sur Loïc.

— Je suis à la Criminelle, fit-il d’une voix de glace.

— Demande à tes collègues des Stups. Cinq grammes : c’est plus de la consommation personnelle, c’est un stock commercial. Il peut tomber pour…

— T’es en train de parler de mon frère.

— Et aussi du père de mes enfants. D’un mec défoncé jusqu’à l’os, qui prétend pouvoir les garder une semaine sur deux, les emmener à l’école, leur faire à manger, prendre soin d’eux en toutes circonstances et…

Il se leva d’un bond :

— Compte pas sur moi.

— Vous vous tenez les coudes, c’est ça ?

— Loïc a ses défauts mais…

— Ses défauts ? C’est une épave. Je ne dors plus quand ils sont avec lui. Bon dieu, c’est simplement du bon sens !

L’angoisse crispait le visage de sa belle-sœur. La lumière autour d’eux avait changé. Des reflets de mercure dansaient entre les frondaisons. Un orage arrivait. Sous ses pieds, le revêtement lui paraissait plus que jamais incertain.