Выбрать главу

Mais il y avait un moyen tout simple de connaître ses projets et ses castings : appeler son agent, Barbara Soaz, patronne de Cinénova, rue Saint-Ambroise, dans le 11e arrondissement. Or personne ne l’avait contactée.

19 heures. Encore une chance de trouver quelqu’un là-bas, mais mieux valait y aller en personne. Sirène hurlante, Erwan reprit les quais. En route, il récapitula le programme de sa propre enquête une fois sa sœur retrouvée. L’Homme-Clou, l’Afrique, son père : il n’avait pas l’intention d’éluder ces pistes, il se les réservait.

D’abord, vérifier que Thierry Pharabot était vraiment mort. Ensuite, se plonger dans son histoire, par l’intermédiaire du Padre mais aussi des minutes du procès qu’il devait se procurer. Quand les fantômes inspirent le présent, ils deviennent des pièces à conviction.

Les paroles du Vieux ne cessaient de tourner dans sa tête. Des aveux à la Morvan : indéchiffrables. Une fois, un gradé de la police lui avait confié : « Ton père ment tellement qu’on ne peut même pas croire le contraire de ce qu’il dit. » Erwan était d’accord : la barbouze était passée maître dans l’art de mélanger le vrai et le faux.

Il atteignit la rue Saint-Ambroise en moins de vingt minutes. Les bureaux de Cinénova faisaient face à l’église du même nom, près du Bataclan. Il se gara sur un passage piétons, rabattit son pare-soleil marqué « Police » et inspecta son visage dans le rétro. Sa lèvre avait déjà désenflé et les ecchymoses s’effaçaient. Il arracha ses pansements : ça pouvait passer.

Clé universelle. Interphone. Troisième étage. « Sonnez puis entrez ». Malgré l’heure, ambiance de ruche dans la petite agence artistique. Une apprentie comédienne photocopiait un scénario, une autre, en larmes, expliquait à un assistant distrait qu’elle avait été supplantée par une « salope qui couchait ». Une autre encore restait immobile, les yeux fixes. Ses lèvres prononçaient des mots silencieux. Sans doute répétait-elle un rôle. On aurait pu se croire dans la salle d’attente d’un psychiatre.

Un assistant se matérialisa. À la fois bodybuildé et efféminé, des tendances qui ne faisaient pas bon ménage. Erwan se présenta. La maîtresse de maison était là, on allait la prévenir et… Le flic se dirigea vers sa porte et l’ouvrit brutalement.

Barbara Soaz ne ressemblait pas à un agent, elle en était la caricature. Âgée d’une soixantaine d’années, installée dans son fauteuil comme une reine koushite sur son trône, elle était drapée dans un châle noir. Mise en plis impeccable, poitrail imposant, énormes lunettes d’écaille qui rappelaient les masques d’aviateur de la grande époque.

Elle n’eut pas l’air effrayée par l’intrusion d’Erwan : elle en avait vu d’autres. Sans préambule, il l’interrogea sur Gaëlle. Le coup du frère inquiet ne la convainquit pas. Sa carte de flic s’avéra plus efficace.

Aussitôt, elle partit dans un monologue sur la « crise du métier » :

— Trop d’acteurs, pas assez de rôles !

— Oui, bon. Gaëlle avait-elle des castings prévus ces jours-ci ?

— Aucune idée, répliqua Barbara Soaz d’un ton qui laissait entendre qu’elle ne s’occupait pas du menu fretin.

— Elle a passé un casting lundi dernier pour Qui perd gagne, fit une voix sortie de nulle part.

Une lucarne reliait les bureaux de la souveraine et du culturiste.

— C’est quoi ? fit Erwan en tournant la tête.

— Un projet de jeu télévisé.

Monsieur Muscles lui tendit à travers l’embrasure un formulaire portant l’en-tête d’une boîte de production, Anagram.

— Elle a pas été prise, ajouta l’assistant sur un ton plein d’empathie.

— Cette boîte, elle est claire ?

L’assistant regarda la reine mère sans répondre.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? répéta Barbara Soaz.

— Ces boîtes engagent des semi-putes pour de la figuration. Je veux savoir si elles s’occupent aussi de l’autre moitié du boulot.

— Vous avez une vision pittoresque du métier, protesta-t-elle en riant. Le temps des courtisanes, c’est fini.

Il s’approcha du bureau, l’air menaçant :

— Qui est le patron de la société ?

— Ils sont plusieurs. C’est une énorme boîte qui couvre 30 % des créneaux « émissions » des chaînes principales du PAF. Ils ont des centaines d’employés.

Retour vers l’assistant — dans ce cas précis, mieux valait s’adresser aux saints qu’au bon dieu :

— Qui organisait le casting ?

— Un dénommé Kevin. Tout le monde l’appelle Kéké. Je le connais vaguement. Lui-même travaille en free-lance. Un petit maquereau de rien du tout.

Le mot provoqua un déclic dans l’esprit d’Erwan :

— Où a eu lieu le casting ?

— Dans leurs locaux : ils ont des lofts près de Nation.

Erwan trouva l’adresse sur le formulaire : avenue de Taillebourg, dans le 11e arrondissement. Il leva les yeux vers Barbara Soaz, déjà plongée dans un nouveau scénario — pour elle, l’incident était clos.

Il lui arracha les pages des mains et posa une dernière question :

— Gaëlle a-t-elle la moindre chance de devenir une comédienne professionnelle ?

— Autant qu’un sacristain de devenir pape.

En fourrant l’adresse dans sa poche, il se sentit pris d’une immense tristesse pour sa petite sœur.

61

Nouveau départ. Il rejoignit la place de la Nation en cinq minutes et descendit l’avenue de Taillebourg en moins de temps encore. Pour la première fois, l’inquiétude le gagnait. Il ne cessait d’imaginer Gaëlle assise avec les autres lors du casting, sorte de foire aux bestiaux pour producteurs dépravés.

Sa conscience se brouillait par intermittences, comme une télé captant un autre programme. Il se souvenait de la petite fille qui venait jouer dans sa chambre avec ses poupées pendant qu’il révisait son droit, le dérangeant en permanence mais le faisant fondre avec ses mimiques et ses « maquillages » (elle utilisait la crème Nivea de leur mère). Puis il la voyait grandir, maigrir, plancher sur ses devoirs (elle voulait être « plus forte que les garçons »). Plus tard encore, à l’hôpital, inanimée, respirant faiblement : squelette de trente kilos dont on craignait que les côtes déchirent la peau à chaque souffle. Mais surtout, il voyait Gaëlle réfugiée dans ses bras, sous la table de la cuisine, alors que leur père cognait leur mère, encore et encore…

L’adresse regroupait un ensemble d’ateliers rénovés dans une cour pavée. Erwan y pénétra et découvrit des lofts aux grandes baies voilées dont les seuils dégorgeaient des câbles épais comme des boas, surveillés par des vigiles et des jeunes gars ceinturés de VHF, de gaffeurs, de tournevis : les sans-grade d’une armée factice.

Il se renseigna sur Kéké, obtint des réponses, des gestes, des signes : il chauffait. Il continua sa route et atteignit une deuxième cour cernée par d’autres hangars. L’espace était cette fois sillonné par des sauterelles à oreillettes et des gars à casque audio : tous semblaient reliés à un autre monde — celui de millions de téléspectateurs qu’ils nourrissaient d’images et de paroles sidérantes de laideur et de connerie. Nouvelles questions.

Kevin se tenait sur le porche d’un studio, en pleine pause cigarette. D’une maigreur famélique, dans un tee-shirt crasseux, il riait comme un grelot entre deux bimbos aussi clinquantes que des morues dans des papillotes de papier d’aluminium.

Erwan s’approcha, air méchant et badge en avant. Les deux poupées s’éclipsèrent.