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— Fais ce que tu veux, dit-il en affermissant sa voix. Tu as tes photos. Tu dois avoir des témoignages. Donne ça à ton avocate. Elle saura comment agir.

— Le clan des Morvan : unis pour le pire.

— Tes enfants sont aussi des Morvan. Compte pas sur moi, je te le répète.

Elle se leva à son tour, fourrant rageusement l’enveloppe dans son Balenciaga. À cet instant, un craquement retentit, d’une telle violence qu’il fit trembler les portiques. Les enfants hurlèrent, plusieurs d’entre eux coururent vers leur mère.

Erwan chercha du regard ses neveux pour leur dire au revoir mais il ne les trouva pas. Tant pis. Soudain, les nuages se libérèrent dans un soulagement de viscères. L’averse s’abattit avec une violence malsaine.

— Appelle si t’as besoin de moi, dit-il à Sofia, mais pas pour ce genre de merdes.

Elle balança sa cigarette et le fixa. Quand elle se concentrait, elle semblait loucher légèrement sous ses paupières étirées. Durant quelques secondes, il la vit telle qu’elle était, sans poésie ni fantasme. Une fille à papa qui avait grandi dans le confort, l’amour, l’insouciance, et qui se retrouvait maintenant dans le bain acide de la réalité.

En quelques pas, il fut complètement trempé. Tant mieux. Il avait besoin d’être lavé de cette fange. Son père qui faisait suivre sa propre fille pour compter ses passes. Sa belle-sœur qui espionnait son frère pour évaluer sa consommation de cocaïne.

En retrouvant sa voiture, il se dit finalement que la Bretagne lui ferait du bien.

De l’air ! De l’air iodé !

6

Il aimait se retrouver ici.

Sous ce pont pourri, dans l’odeur de pisse et de graisse brûlée.

Lui, Loïc Morvan, enfant prodige de la finance, directeur d’un des hedge funds les plus réputés de Paris, portant exclusivement des costards à cinq mille euros, conduisant une Aston Martin V12 Vanquish à plus de trois cent mille euros, il se sentait chez lui dans les cloaques comme celui-ci, nids à défoncés et recoins à fix.

Un simple retour aux sources. Il ne se connaissait qu’une origine : la défonce. Aujourd’hui, il s’en était à peu près sorti — « à peu près » était l’expression juste, puisqu’il attendait précisément son dealer sous une voie ferrée, au coin des rues de Crimée et d’Aubervilliers — mais il n’avait jamais oublié les ténèbres de ses jeunes années.

En émergeant de sa torpeur chez ses parents, après le déjeuner, il s’était pris une de ces crises d’angoisse dont il avait le secret. Poitrine comprimée, tête fiévreuse, mains transformées en pains de glace. Il s’était inquiété de Milla et Lorenzo, avait embrassé sa mère, son père et s’était enfui.

Il avait passé un coup de fil, donné rendez-vous. Dans ces moments-là, il ne craignait qu’une chose : la rupture de stock. Selon son psy, c’était un progrès : il ne souffrait plus que d’une seule angoisse et cette angoisse, même si elle était infondée (il avait toujours de la coke dans ses poches, ainsi que dans sa boîte à gants et plus encore chez lui), pouvait trouver une solution immédiate, donc un soulagement.

Toujours personne sous le pont.

Il verrouilla ses portières et se blottit dans l’habitacle. La pluie s’était calmée mais l’eau dégoulinait encore des bordures de la voie ferrée, au-dessus de lui, à la manière d’une perfusion géante. Il régla la clim à fond (il voulait avoir froid) et, le décor aidant, laissa affluer les souvenirs.

Grégoire Morvan tenait à ce que ses fils soient de vrais Bretons, c’est-à-dire des navigateurs. Inscription aux Glénans dès l’âge de six ans. Stages intensifs chaque été. Erwan, la forte tête, avait refusé de persévérer. Lui, l’enfant modèle, était devenu le meilleur de sa catégorie. Dériveurs. Quillards. Catamarans. Les années passaient, les coupes s’alignaient…

Le Vieux exultait : enfin un gamin qui sait tenir le cap dans la famille ! Un Breton qui fend les flots ! Loïc avait le triomphe modeste. Il remportait les régates avec un sourire distrait, accueillait les trophées avec humilité, acceptait timidement les avances des filles à papa qui piaffaient autour de lui. Les choses sérieuses se déroulaient ailleurs.

Quand on passe ses journées à barrer, on finit ses soirées dans les bars. Très vite, Loïc collectionna d’autres distinctions : celle du plus jeune soiffard de la côte (à douze ans), celle de la meilleure descente de tout le Finistère (à treize), celle de la plus longue cuite du Conquet (soixante-douze heures, à quinze ans)…

Il rapporta son vice à Paris. Les choses empirèrent et l’ennui s’installa. À coups de shots, de bouteilles, de magnums, il s’abrutissait en quelques minutes. La soirée n’était plus qu’un long coma éthylique, secoué de vomissements. Alors, il découvrit la coke, le produit miracle qui efface les effets indésirables de l’alcool. La poudre lui permit de multiplier les quantités ingérées en une nuit. Et de se maintenir jusqu’au matin, en profitant pleinement de ces heures imbibées.

Il décrocha son bac à dix-sept ans, par miracle, et s’inscrivit en fac d’économie. Son père visait Sciences po et, pourquoi pas, l’ENA. Loïc voulait se faire du fric, et vite. Il tournait alors à plusieurs litres par jour, des vraies doses de clodo, mais plutôt vodka que vinasse. Il était entouré d’autres gars dans son style, des loques avec une carte d’étudiant qui naviguaient à vue, foie déglingué et cerveau en éponge.

En Bretagne, il était désormais plus connu pour ses prouesses d’ivrogne que pour son palmarès de marin. Il prétendait qu’il cessait de boire quand il naviguait. Faux : il planquait ses bouteilles et sa coke dans la soute, barrant en solitaire, sans réflexe ni lucidité. Bien sûr, ses victoires s’espacèrent, les sponsors lui tournèrent le dos : il se retrouva à quai, dans tous les sens du terme.

Il s’en foutait. Il avait vingt ans et vivait dans la fascination des drogues. Crack, hasch, datura, poppers, buprénorphine, trichloréthylène… Autant de domaines à conquérir. À sa façon, il était toujours explorateur. Chasseur de paradis artificiels.

Dans les raves, il commença à prendre des ecstas. Il se confronta à un nouveau type de gueule de bois : après deux jours de transe, l’atterrissage était dur, entre déprime et pulsions suicidaires. Une fois encore, il trouva le remède : le shoot d’héroïne du lundi matin. Grâce à la blanche, on effaçait l’ardoise et on pouvait recommencer. Mais la blanche n’est pas une maîtresse anodine. En quelques semaines, il fut accro. En quelques mois, il dériva vers sa propre mort.

Plus question d’aller à la fac ni de travailler. Son compte en banque était vide, son père ne payait plus le loyer de son studio. Loïc commença à coucher à gauche, à droite : femmes, hommes, peu importait pourvu qu’il ait du fric pour sa dose.

Un jour, sans aucune explication valable, plus personne n’eut de brown pour lui. Tout se passait comme dans le film The Lost Weekend, quand Ray Milland cherche désespérément de l’alcool et ne trouve que des boutiques fermées. Il réalise alors que c’est kippour : les juifs ne travaillent pas durant ce jour sacré. Pour Loïc, c’était kippour tous les jours et il ne comprenait pas la raison de cette catastrophe. L’explication, il l’obtint plus tard de la bouche de son père.

Surveiller les beuveries de son fils ne représentait pas un grand exploit pour un flic qui avait démantelé le réseau des attentats de la rue de Rennes ou arrêté les gars d’Action directe. Les premières années, il avait laissé courir : il fallait que jeunesse se passe. Mais quand il eut acquis la certitude que Loïc était tombé dans la dope, il fit passer le mot aux dealers : quiconque vendrait de la poudre à son fils se retrouverait en taule. Ou au cimetière.