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— C’est ma vie.

— J’ai eu peur que tu me parles de ta carrière.

Elle gagna la cuisine et prit à son tour un Coca — tous les Morvan se méfiaient de l’alcool, à cause de Loïc qui avait bu pour toute la famille.

— J’en peux plus de ta sale gueule de héros, marmonna-t-elle en plaçant la canette glacée sur sa joue. T’en as pas marre d’être parfait ? De toujours marcher du bon côté ? Tu te fatigues pas toi-même ?

Sa serviette éponge portait le sigle doré d’un palace parisien où elle avait dû se faire sauter. Parfois, il avait l’impression qu’elle se complaisait dans la dépravation comme une truie dans sa bauge.

En même temps, malgré tout, il admirait ses épaules rondes, ses petits mollets rebondis, son cul pousse-au-crime. Erwan, comme tous les Morvan, l’avait vue maigrir jusqu’à se réduire à une poignée d’os. Aujourd’hui, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle dise, elle portait dans sa chair cette bonne nouvelle : elle était guérie.

— Quand est-ce que tu grandiras un peu ? rétorqua-t-il. Te faire arroser de sang de poulet, à poil, devant des notaires de province ?

— Six mille euros, ducon. Deux mois de ton salaire de merde.

— Je gagne plus que ça. Et ne me dis pas que tu fais ça pour l’argent. Un coup de pompe dans tes assurances vie et tu en récolterais dix fois plus.

Elle s’assit sur le canapé en faisant claquer l’opercule de la canette :

— Je veux pas de ce fric. J’ai des principes.

— Tu me rassures, cingla-t-il.

Elle but lentement, le regard fixe.

— Je vis dans un monde en guerre, dit-elle enfin.

— Quelle guerre ?

— Celle des hommes et des femmes.

— Quel est l’enjeu ?

— L’argent.

— L’arme ?

— Le désir.

Il vint s’asseoir près d’elle, comme pour raisonner un enfant boudeur. Il respirait les effluves de savon et de crème émanant de son corps.

— Tu racontes n’importe quoi, fit-il, plus calme. Tu fais commerce de ton corps, c’est tout.

— Je refuse la logique de la bourgeoisie.

— Tu passes ta vie dans des suites à boire du champagne, alors ne viens pas me parler de lutte des classes.

— La bourgeoisie, c’est pas ça.

— Non ?

— C’est vieillir en regardant grandir ses enfants. C’est tout sacrifier au nom du confort et de la tranquillité. C’est s’ennuyer, mais à l’abri de tout danger. Crois-moi, mon monde n’est pas confortable. C’est un univers guerrier, hostile, performant. Les hommes doivent y être toujours plus riches, les femmes toujours plus belles. Ils couchent ensemble mais au fond, ils se détestent.

— Un monde de michetons et de putes.

— Erwan, tu es plus intelligent que ça.

Un jour, il l’avait accompagnée rue Lincoln, dans le 8e arrondissement. Avec un léger effet retard, il avait réalisé qu’il venait de la déposer pour une passe : son attitude dans la voiture, entre excitation et appréhension, son besoin de se remaquiller… Il avait bondi de sa bagnole, trouvé la société de production où elle avait rendez-vous, débarqué à l’accueil la main sur le calibre. Il avait vite compris que l’erreur, c’était lui. Tout le monde ici connaissait Gaëlle et était habitué à ses rendez-vous avec le boss. Un monde libre d’adultes consentants. Il avait battu en retraite, presque honteux.

— Quelle est la différence entre une mère au foyer et une femme entretenue ? continuait Gaëlle. La seconde est simplement mieux sapée.

— Et l’amour ? Les enfants ? La construction d’un foyer ?

— Tu veux dire : comme nos parents ?

Le mot était lâché. Depuis qu’elle était en âge de comprendre — c’est-à-dire d’avoir peur —, Gaëlle n’était plus que révolte. D’abord contre sa famille, puis contre le système hypocrite qui avait permis un tel mensonge.

— Laisse les parents en dehors de tout ça, fit-il d’une voix sourde.

— C’est justement le sujet ! Tu me reproches quoi au juste ? De coucher sans amour ? De baiser pour survivre ? C’est pas ce qu’a fait notre mère toute sa vie ?

— Non. Elle aime papa.

— Alors elle est encore plus conne que moi. Au moins, on me paie et on me cogne pas dessus.

Il se leva et fit quelques pas, baissant la tête sous le plafond mansardé. Il était déjà à court de répliques. Sur les étagères, L’Homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse, Un si funeste désir de Pierre Klossowski, La Naissance de la tragédie de Friedrich Nietzsche… Il avait lu ces bouquins dans sa jeunesse — de la haute volée. À sa façon, Gaëlle était une intellectuelle.

— Je méprise les hommes, fit-elle entre ses petites dents. Mais je méprise encore plus les femmes.

— Quelles femmes au juste ?

— Pas besoin de chercher loin. Maggie bien sûr mais aussi mes copines, mes rivales. J’ai honte pour elles. Leurs histoires foireuses, leur complaisance dans leur rôle de victimes. Un siècle de libération pour ça ? Le MLF, Simone de Beauvoir, Nancy Fraser, pour obtenir quoi ? Le droit d’être un peu plus bafouées, un peu plus trompées ! Les seuls qui ont été libérés dans cette histoire, ce sont les hommes. Ils sont toujours aussi salauds mais ne sont même plus obligés de payer ni de respecter certaines règles. Plus besoin d’être gentlemen ni d’offrir le moindre cadeau pour baiser. C’est ça, l’égalité des sexes.

— Dans quel monde tu vis, Gaëlle ? On est plus au XVIIIe siècle, les femmes s’assument et ne demandent plus rien aux hommes !

— C’est exactement ce que je dis. Elles ont tout perdu.

— Les règles ont changé. Les femmes sont indépendantes. Elles vont au bout de leurs ambitions. Elles ne vivent plus à travers le désir des hommes.

— Alors pourquoi font-elles toujours la gueule quand le mec ne paie pas l’addition ? Pourquoi les boîtes de nuit sont-elles gratuites pour elles ? Pourquoi des femmes mariées prennent-elles des cours de pole dance ? On en revient toujours à la même balance : la danse du ventre d’un côté, le pognon de l’autre.

— Tu oublies le principal : l’amour, le sentiment.

— Tu comprends décidément rien. La seule prison des femmes, c’est l’amour. Elles seront toujours victimes de leur sentimentalisme. Un siècle de combats n’a rien pu faire contre cette faiblesse chronique. Simone de Beauvoir, malgré son « deuxième sexe », a été la plus belle cocue de Saint-Germain-des-Prés. Tu peux changer les lois, tu changeras jamais le code génétique. Ou alors pas avant des millions d’années…

Gaëlle avait le sens de la dialectique, son frère l’avait toujours admirée pour ça. Elle palabrait dans sa serviette de luxe mais elle aurait pu être à la Mutualité, en sous-pull et grosses lunettes dans les années 70.

— J’ai pas l’impression que tu sois un modèle de femme émancipée, rétorqua-t-il.

— Je joue le jeu des mâles et je les maîtrise, c’est pas pareil.

— Ben voyons.

— Les femmes me méprisent, moi, la pute, la femme-objet, mais en vérité, c’est moi qui contrôle la situation. Ce qui place la femme en esclavage, c’est pas le cul, c’est le cœur !

Il en avait assez entendu. La mission était accomplie : tout danger était écarté et Gaëlle avait retrouvé la forme.

— Bon, fit-il en attrapant sa veste, repose-toi. J’y vais.

— Tu connais rien à la vie ! cria-t-elle en se levant d’un bond. Les hommes sont des porcs ! Ils sont capables de te sortir leur queue, comme ça, sous une table. De te plaquer contre un lavabo et de t’arracher ta culotte. De te fourrer la main dans le cul au moindre coin d’ombre !