— Toi ? reprit Erwan. Tu te colles aux fadettes avec Kripo.
Le jeune flic acquiesça : rien de folichon mais il était intégré au groupe, c’était déjà beaucoup.
Erwan regarda sa montre :
— Kripo, dans l’immédiat tu m’emmènes à l’aéroport.
74
Pendant que l’alsacien briefait rapidement Sergent, Erwan passa dans son bureau et regroupa ses affaires. Il trouva une bouteille d’eau et la vida d’un trait. Il avait la gorge comme un four à pain. Soulagement. Pourtant, il s’en voulait de céder à ce besoin — il méprisait, par principe, les gens qui se désaltèrent pour un oui ou pour un non. Il y voyait la basse satisfaction d’un instinct plus bas encore. Presque un vice.
Erwan éprouvait de nombreuses aversions de ce genre, complètement absurdes. Au fond, il agissait souvent en fanatique religieux, haïssant sa propre nature, toujours à deux doigts de la flagellation. Le problème, c’est qu’il n’avait pas de dieu à qui s’adresser.
Coup d’œil à sa montre : qu’est-ce que foutait Kripo ?
Il en profita pour appeler Levantin, le coordinateur de l’IJ.
— Morvan. T’as reçu les nouveaux scellés ?
— Je suis dessus.
— Les premiers ont donné quelque chose ?
— Si tu me disais ce que tu cherches, ça m’aiderait.
— D’abord, l’origine et la composition des clous, des tessons, etc. Pour l’instant, c’est notre seul lien avec le tueur.
— À première vue, cette quincaillerie pourrait sortir de n’importe quelle décharge.
— Tu bosses pas « à première vue » et tu m’as habitué à mieux que ça. Le tueur d’aujourd’hui imite un assassin des années 70, qui frappait au Zaïre.
— Et alors ?
— Un lien avec l’Afrique est possible. Analyse la composition des métaux, du verre, de la rouille.
— À condition d’avoir les réquises.
— T’auras tout ce que tu veux : combien de temps pour du concret ?
— J’ai plusieurs dizaines de scellés. Faut compter au moins deux jours dans le meilleur des cas et en admettant que le 36 paie le tarif rush hour pour…
Erwan ferma les écoutilles. Ces problèmes de paperasse, de temps d’analyse, de budget lui vrillaient les nerfs.
— Fais le maximum. Je veux savoir aujourd’hui d’où viennent ces putains de clous.
— Bien, chef.
— Autre chose : Tonfa t’a parlé de la salive ?
— Non.
— Avant de les planter dans la chair, le tueur suce peut-être les clous.
— Si c’est le cas, ça va pas être facile d’en retrouver la trace. Encore une fois, le corps est un bourbier.
— Tu peux faire des miracles.
— On cherche aussi du sperme ?
— Pas du sperme, du sang. Parmi ses rituels délirants, le meurtrier a pu faire couler le sien sur la victime, afin de créer un lien… physique avec elle.
— C’est de la sorcellerie ?
— Appelle ça comme tu veux mais cherche des échantillons dont le groupe serait différent de celui de Simoni. Commence par la région du crâne.
— C’est un boulot de prélèvement énorme !
— Tu réquisitionnes toute ton équipe, t’appelles d’autres labos : y a le feu.
— Et si le tueur et la victime sont du même groupe ?
— Alors on l’a dans l’os. T’as reçu les scellés de Bretagne ?
Erwan avait fait revenir les cheveux et les ongles découverts dans l’abdomen de Wissa.
— Les éléments de Brest matchent avec la fille des Grands-Augustins, aucun doute possible. Je sais pas à quoi ça rime mais la rime est riche.
Le nouvel Homme-Clou avait donc prélevé les mèches et les ongles d’Anne avant le meurtre de Kaerverec. Quand ? Comment ?
— Tu m’appelles dès que t’as du nouveau.
En raccrochant, il fut pris d’un élan d’optimisme irrationnel : Levantin allait trouver l’origine des clous, ou bien isoler sur le corps d’Anne Simoni un sang dont l’ADN serait fiché au FNAEG.
— On y va ?
Kripo se tenait devant lui, manteau sur le dos.
— On fonce, tu veux dire.
Ils dévalèrent les escaliers du 36. Erwan serrait contre lui son cartable, bourré des PV de ses flics — la plupart écrivaient plus vite que leur ombre, tapant leurs rapports en voiture sur leur ordinateur portable. Cette prose l’occuperait durant son vol jusqu’à Brest.
Il avait envie de retourner en Bretagne comme de se couper un bras.
75
Grégoire Morvan avait opté pour un vol direct. Huit heures seulement pour atteindre Kinshasa.
Installé dans la cabine des premières, entouré de diplomates noirs et de patrons blancs, il s’agitait sur son siège en priant pour que le sommeil vienne — il avait pris un somnifère, en plus de ses anxiolytiques, et ne se souvenait plus si tout ça était compatible.
Il était surtout inquiet pour les siens. Pour son aîné, qui venait d’hériter d’une affaire qui le dépassait. Pour son cadet, aux mains de Négros survoltés. Pour sa fille, lancée dans une grande mission de destruction d’elle-même et de sa famille.
Il s’efforça de se rassurer. Erwan était le meilleur flic qu’il connaisse — après lui. Les ravisseurs de Loïc ne bougeraient pas une oreille sans un ordre de Kabongo. Quant à Gaëlle, elle finirait bien par se calmer. Même sa colère s’émousserait avec les années. Sa mission à lui était de la protéger jusque-là.
Pour se changer les idées, il ouvrit son ordinateur et relut le mail que Loïc lui avait envoyé dans la nuit. Jean-Pierre Clau, le géologue, s’était tué en hélicoptère deux mois auparavant. Il devinait entre les lignes les soupçons de son fils. Sceptique à propos d’une OPA contre Coltano, Loïc penchait plutôt pour un délit d’initiés : le scoop des nouveaux gisements avait fuité et un ou plusieurs financiers voulaient entrer dans la danse. Dans un tel scénario, les géologues pouvaient être les informateurs. Mais Morvan n’y croyait pas. D’abord, il connaissait les zigues : des pros. Ils avaient rempli sa mission puis étaient passés à autre chose. Ensuite, la mort de Clau ne signifiait rien : travailler en Afrique était déjà en soi un boulot à risque. Il appellerait les autres et leur tirerait les vers du nez. Il consulta le cours de l’action : encore deux points de gagné. Merde. Qu’allait-il dire à Kabongo ?
Son esprit devint confus. Effet du somnifère. Il songea à un détail : il appela des agents à la DCRI et leur ordonna de faire réparer les dégâts causés chez Loïc par les bamboulas. Pas question d’accueillir Milla et Lorenzo dans un appartement aux portes et fenêtres éventrées.
Il referma son ordi et plaça sur ses yeux un masque pour dormir. S’il parvenait à expédier Kabongo en une heure ou deux, il pourrait reprendre le vol du soir : il serait à Paris demain.
L’Homme-Clou traversa ses pensées. Il se remémora, mot pour mot, l’histoire qu’il avait servie à Erwan. Un savant mélange de vrai, de faux et d’omissions. Il savait que son fils reviendrait à la charge. Lui devait s’en tenir à sa version, ne pas dévier d’un millimètre sous peine d’ouvrir la porte des Enfers.
Dans son demi-sommeil, il revint à son obsession : les événements récents étaient le fruit d’une vengeance concertée. Les meurtres à l’africaine, la bague retrouvée à Sirling, le choix d’Anne Simoni, les attaques contre Coltano… Qui est derrière tout ça ?
Il sombrait dans l’inconscience mais s’accrochait encore à un semblant de lucidité.
Alors elles apparurent. Les seules femmes de sa vie.
Nues, crâne rasé, elles étaient enterrées ou simplement recroquevillées dans les sillons d’une terre sèche. Elles hurlaient sans que leur bouche produise le moindre son. Des croix gammées sur leur front suintait un pus noir qui s’insinuait dans l’humus et le fertilisait.