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Quand elle les vit (elle avait acheté des bonbons et des pains au chocolat), elle comprit que ses espoirs étaient vains. Ils eurent beau crier de joie, l’embrasser, l’étreindre de toutes leurs forces, rien n’y faisait. Leur vitalité, leur fraîcheur ne lui étaient d’aucun secours.

Elle tenait dans sa paume deux glaçons alors qu’elle brûlait en enfer.

80

— C’est pas possible, nom de dieu : bouge-toi le cul !

Dans la flotte jusqu’aux genoux, Morvan retrouvait l’Afrique, la vraie, celle qui vous colle aux pompes et vous dégouline dans le cou. Il n’avait pas quitté l’aéroport de Kinshasa-N’Djili depuis trois kilomètres que son taxi était déjà embourbé, au milieu d’un chaos de voitures, de camions, de carrioles. « Embourbé » n’était pas le mot juste : un fleuve avait d’un coup remplacé la route habituelle. Sous la pluie battante, les automobilistes contemplaient, mi-peinés, mi-amusés, leur véhicule immobilisé.

— Si tu nous sors pas de là, hurla Morvan à son chauffeur, j’te jure que je vais te botter le cul !

— Patron, y a rien à faire…

Combien de fois avait-il entendu cette phrase ? Avec la même petite musique derrière : « Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? » Les Noirs n’adhéraient pas au réel. Entre les événements et leur conscience, il y avait un flottement, un décalage qui provoquait les réactions les plus bizarres. Morvan s’était cassé mille fois les dents, les poings, les nerfs sur cet air et savait depuis longtemps qu’on ne pouvait rien y changer.

Il balança quelques euros à son interlocuteur, attrapa sa valise sur la banquette arrière et pataugea jusqu’au remblai qui bordait la route. En marchant d’un bon pas, il finirait par rejoindre un morceau de route praticable. Il était 16 heures : son vol avait atterri on time et il avait cru un instant — on n’apprend jamais — qu’il parviendrait à temps à son rendez-vous de 17 heures.

Après avoir maugréé durant plusieurs centaines de mètres, tête baissée, il leva les yeux et prit soudain conscience du décor. Une longue file de bus défoncés, de véhicules rafistolés baignaient dans la flotte rouge. Des milliers de Noirs gesticulaient dans la fange ou patientaient assis sur les talus, leurs chaussures à la main, s’abritant sous un journal ou carrément sous une bassine en plastique. Un tableau dantesque ou comique, au choix, dont les couleurs exacerbées procuraient une véritable ivresse. L’orage semblait avoir chauffé le ciel à la braise, marbrures violacées, lignes mauves s’échappant des nuages sombres comme les veinules encore brûlantes d’un magma noir. Au-dessous, un film monochrome se déroulait à perte de vue : du pur sépia, tendance rouge corrida, qui engloutissait toute autre teinte.

Morvan éclata de rire. Au fond, il aimait cette pluie, ce chaos, « le Vrai Ordre se rétablissant dans le faux ordre », disait Flaubert. La puissance de la nature balayant en quelques secondes les arrangements factices de l’homme. Contrairement à ce qu’on pense, personne n’est au-dessus des lois en Afrique, parce qu’il s’agit des lois de la nature. L’atmosphère y est plus saine qu’aux États-Unis par exemple, où l’homme se croit souverain. Puis Katrina passe et tout le monde est remis à sa place. En Afrique, Katrina, c’est tous les matins : alors, pas question de se prendre pour le pape…

Il devisait ainsi pour lui-même quand il s’aperçut qu’il avait dépassé la congestion de carrosseries et d’alluvions. La route s’élevait de nouveau au-dessus du courant. Il n’eut qu’à faire un signe pour arrêter un 4 × 4 défoncé. L’engin était si maculé de boue qu’il était impossible de distinguer le modèle.

— Où tu vas, patron ?

— Je t’indiquerai, fit-il en lingala.

Le Black tira la gueule car la phrase en langue locale voulait dire aussi : « Tu me la feras pas. » De mauvaise grâce, il embarqua le passager et s’économisa côté salive : pas la peine de lui servir son bullshit touristique. D’ailleurs, il était assez occupé à essayer de voir au-delà de son pare-chocs : la pluie écarlate cinglait les vitres avec une force de kärcher. L’impression générale était qu’on était en train d’égorger un bœuf sur le capot.

Kinshasa était immense : une alternance de grandes avenues rappelant qu’il y avait eu ici un « projet » et de minuscules quartiers groupés comme des termitières signifiant que tout ça était aujourd’hui oublié.

— Vers le fleuve, ordonna Morvan.

Ils filèrent sur le boulevard Lumumba. Se tenant à la poignée de la portière (ils étaient ballottés comme en pleine jungle), Grégoire regarda encore sa montre : 17 heures. Ici, les horaires importaient peu. Kabongo lui-même serait en retard. Mais son avion de retour décollait à 20 heures et il ne voulait pas le rater. En Afrique, on ne pouvait compter sur rien, même pas sur les retards.

— Prends l’avenue du Peuple et va jusqu’à la gare maritime.

Sous l’averse, les immeubles inachevés, les marchés misérables, les ruelles de boue se succédaient en un grand concert de gerbes pourpres, de passants trempés, de boutiques bariolées.

Enfin, ils arrivèrent. Morvan paya le chauffeur et courut. Kabongo lui avait donné rendez-vous dans une guinguette au bord du fleuve, près de Gombe, un quartier résidentiel de Kinshasa.

Sa seigneurie était déjà là : trois Mercedes noires en témoignaient. Une dizaine de gardes du corps faisaient les cent pas sous les auvents dégoulinants. Oreillettes, calibres, regards furtifs, ils paraissaient protéger Obama en personne. Morvan n’était pas dupe : ni les VHF ni les armes ne devaient fonctionner. Quant aux cerbères, leur haleine empestait déjà l’alcool de palme.

Après deux fouilles au corps, on le laissa passer.

Le bar-dancing ouvert aux quatre vents se résumait à une toiture posée sur quelques piliers. À cette heure, il n’y avait pas un rat. La piste était nue et vermoulue. Les chaises empilées dans un coin. Les enceintes sur l’estrade protégées par des sacs en plastique. La pluie mitraillait la tôle du toit comme du gravier.

— Salut, Isidore.

— Salut, Grégoire.

Morvan balança son pouce derrière lui, désignant les gardes du corps :

— C’est obligatoire, cette armada ?

— Le léopard se déplace pas sans ses taches.

Kabongo avait une manie : il utilisait à tort et à travers des proverbes incompréhensibles, soi-disant congolais, le plus souvent de son cru.

— Comment ça va, mon général ?

— Ça va mal, trrrrès mal. Et c’est à cause de toi !

Il se tenait près de la rambarde qui surplombait le fleuve, tirant sur une blonde vissée dans un fume-cigarette. De taille moyenne, cheveux crépus et gris, Isidore Ntahwa Kabongo portait l’abacost jadis imposé par Mobutu à tous les apparatchiks du régime : veste à col Mao et pantalon assorti qui représentaient une solution alternative au costard-cravate du Blanc, « abacost » étant d’ailleurs un condensé de « À bas le costume ! ». Une telle tenue aujourd’hui était un anachronisme. Pour Kabongo, c’était un message : il avait beau servir la dynastie Kabila, il n’oubliait pas qu’il devait tout à Mobutu.

Son parcours ressemblait à celui de Morvan. Cent pour cent luba (Kabongo est aussi le nom d’un territoire et d’une localité du Katanga), l’intellectuel zaïrois avait construit sa carrière sous Mobutu puis avait survécu aux gouvernements suivants : il devait sa longévité à son expérience de la terre. Deux fois ministre des Mines, des Industries minières et de la Géologie, il conservait un rôle d’expert : c’était lui qui, en sous-main, veillait à la bonne gestion des gisements de la RDC. Personne n’aurait pu le remplacer dans ce domaine.

Morvan avança et s’arrêta net. Il avait oublié une originalité du général : l’Africain possédait, à titre d’animal de compagnie, une hyène. Il avait eu beaucoup d’épouses et plus encore d’enfants (trente, prétendait la rumeur, sans compter les « balles perdues »). Mais rien ni personne ne pouvait remplacer dans son cœur Cocotte, l’horrible bestiole qu’il traînait partout. Une espèce de brouillon raté de léopard, avec pattes asymétriques et gueule noirâtre. La bête claudiquait autour de son maître, grognant sous sa muselière : la vieille carne paraissait à moitié aveugle mais toujours prête à vous sauter dessus.