Il existait un tas de rumeurs sur Joseph Kabila selon lesquelles il n’était pas le fils de Laurent-Désiré. On prétendait même qu’il était d’origine tutsi. Ce qui étonnait le plus Morvan, ce n’était pas la déloyauté de Kabongo mais ce merveilleux principe : en Afrique, la corruption était la seule chose sur laquelle on pouvait compter.
Il capitula et tendit sa main :
— Je te tiens au courant.
— Ton fils sera libre ce soir, assura Kabongo en l’acceptant.
La messe était dite.
— Attends, fit le général en pivotant.
Dans son espèce de costume chinois, il marcha vers un réfrigérateur en ruine. Il l’ouvrit et en revint avec une assiette de cossa-cossa, de grosses crevettes à la carapace noircie, et une coupelle de sauce pili-pili.
Les amuse-bouches étaient servis. Morvan jeta un coup d’œil à sa montre : 18 h 15. Avec un peu de chance, il pouvait encore expédier ce pique-nique et attraper son vol.
Kabongo fit craquer une crevette entre ses dents et éclata de rire. Ses gencives mauves jaillirent dans toute leur splendeur.
— Mabiala… Le Khmer noir… Encore un con de Nègre !
Le vieux flic fit mine de rire en piquant une bestiole dans l’assiette en carton. La hyène avait senti l’odeur de la bouffe et tournait sur elle-même pour deviner qui pourrait lui donner à manger.
— File-lui donc une crevette, fit Kabongo. En Afrique, il faut toujours paaaarrrtager ! Ce coup-là, les nouveaux filons, il était trop gros pour toi, voilà. Comme on dit chez nous : « Qui mange une noix de coco fait confiance à son anus ! »
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— Riboise a du nouveau. (La voix de Tonfa, surexcitée.) Des particules d’ongles et des mèches de cheveux, dans l’axe de l’épigastre. Je sais pas trop ce que c’est mais…
— Vous avez lancé une analyse ADN ?
— C’est en route.
— Dans combien de temps les résultats ?
— Levantin a parlé d’une heure. Après, il faudra les soumettre au FNAEG et…
18 h 30. Erwan venait seulement d’atterrir. L’avion avait pris du retard. Il avait essayé de joindre son équipe mais personne ne lui avait répondu. Encore une erreur : il avait foutu une journée en l’air, dans les premières heures cruciales de l’enquête, simplement pour visiter un asile de fous et récupérer des sculptures en papier — elles seraient livrées dans les vingt-quatre heures par un gendarme.
Il sortit de l’aérogare, téléphone à l’oreille. Il tenait son sac en bandoulière et la sangle altérait sa respiration. Il avait mal partout : ses blessures récentes, son mal de dos plus ancien, ses dents qui grinçaient. Il tentait de défroisser ses idées comme on aplatit des feuilles chiffonnées avec son avant-bras.
— Vous avez d’autres résultats ?
— Levantin analyse les clous. Selon lui, chaque métal a sa signature et cette signature se précise avec la rouille.
— Donc ?
— Ils ont une sorte de catalogue… Les clous utilisés par le tueur sont constitués d’un alliage qui réunit plusieurs éléments spécifiques au Congo.
Erwan bouscula les voyageurs dans la file d’attente des taxis et brandit sa carte sous le nez du premier chauffeur :
— 36, quai des Orfèvres.
L’adresse coupa court à tout commentaire.
— Ils viennent de là-bas ? reprit-il en grimpant dans la voiture.
— A priori, oui. Mais les explications de Levantin, c’est vraiment chaud et…
Tonfa était le garde du corps de l’équipe, l’élément fort en cas de bagarre. Malheureusement, à la Crime, il n’y a jamais de bagarre. En revanche, il faut gamberger vingt-quatre heures sur vingt-quatre…
— On a rien de plus précis ?
— Levantin a lancé d’autres examens. Les clous portent des particules qu’il peut identifier. Grâce à elles, on pourra savoir s’ils ont servi à construire des baraques dans la forêt, sceller des caisses de machines-outils ou de fruits… Il a même mis des biologistes sur le coup.
— Des biologistes ?
— Des micro-organismes pourraient nous dire s’ils ont voyagé par air ou par mer. Du sel par exemple, ou du plancton, dans le cas d’un cargo…
Ces clous avaient finalement pas mal de choses à révéler. Encore une fois, le conseil de son père — s’en tenir aux éléments concrets — était juste. Le taxi filait à bonne allure. En face, au contraire, c’étaient les embouteillages des départs en week-end.
— Quand aura-t-on les résultats ?
— Dans la nuit.
— T’es où ?
— À l’usine.
Tonfa avait donc encore séché sa corvée d’autopsie.
— J’arrive.
Erwan raccrocha, passa à Audrey :
— C’est moi. La perquise ?
— Rien de spécial. L’appartement d’une jeune fille standard. Mi-sérieuse, mi-rebelle. On a juste trouvé des déguisements bizarres.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je sais pas : des blouses orange, des masques médicaux, des tuyaux et des sangles… On dirait des costumes pour un film d’horreur.
Il conserva ce détail dans un coin de sa tête.
— Les Zodiac ?
— On continue à vérifier les ETRACO en Île-de-France : ça en fait un paquet. J’ai pris Sergent avec moi. Il téléphone aux capitaineries et aux propriétaires. Pour l’instant, rien.
— Et la Fluve ? Quelle est leur idée sur le tueur ?
— Un pro. Il s’est amarré, a hissé le corps — un poids plume : elle pesait quarante-cinq kilos — puis il est reparti comme il était venu. Presque une manœuvre militaire.
— Hormis le marinier, pas d’autres témoins ?
— Plein, mais que du bidon. Merci les médias. Tout le monde a vu quelque chose. Tout le monde a tué Anne Simoni. J’ai organisé un standard spécial pour gérer tout ça.
— J’arrive à la boîte. On se fait un point plus précis.
— Ça sera vite fait.
Porte d’Orléans, le trafic se ralentit brusquement. Il faillit ordonner au chauffeur de mettre le deux-tons et réalisa qu’il était en taxi.
Restait la Sardine. C’était le cas de le dire : Erwan ramassait ses filets.
— Les fadettes ont parlé, Anne Simoni avait gardé des contacts dans certains milieux plutôt glauques.
— Quel genre ?
— On est en train de dresser la liste : zonards, défoncés, dealers, ex-taulards.
— Tu les as localisés ?
— Pas encore : pour la plupart des squatteurs, des mecs qu’ont aucune existence légale.
— Creuse par là. Je sens quelque chose.
— J’espère que tu marches dos au mur.
Erwan glissa sur la vanne, bref tribut à la culture policière.
— Et mon père ?
— D’après ce qu’on a récolté, pas une relation suivie. Un déjeuner de temps en temps et basta. Mais on sait toujours pas pourquoi la môme l’a appelé six fois mardi. Tu lui as posé la question ?
Erwan songea au Vieux qui devait patauger dans la boue du Congo.
— Il est en déplacement. Demain sans faute.
L’avenue du Maine saturée. S’arrêter au commissariat central à quelques blocs ? Réquisitionner une bagnole et en avant la sirène ? Non, la démarche prendrait plus de temps encore.
— Une seconde… (Il s’adressa au chauffeur.) Vous pouvez doubler, non ?
— Et comment, je vous l’demande ? J’tiens à mes points, moi !
Erwan brandit son badge entre les deux accoudoirs :
— Si tu veux les garder, t’as intérêt à foncer, là, tout de suite. Démerde-toi.
En maugréant, le gars se déporta vers le centre de l’avenue et la remonta à contresens — par un miracle inexpliqué, c’était maintenant dans cette direction que la circulation était fluide.