Sans transition, elle mit ses bras autour du cou de Malko, l’entraînant en arrière sur le lit. Elle était étonnamment forte, et savait parfaitement ce qu’elle voulait.
Son corps était dur comme du teck. À croire qu’elle passait sa vie à faire de la culture physique.
Elle s’allongea sur Malko et fit l’amour comme s’il avait été un esclave.
Pas une seconde elle ne quitta son regard, gardant les yeux grands ouverts, se démenant avec une rage farouche, comme si elle livrait un combat.
Un peu plus tard, à genoux sur le lit défait, elle reprit sa pipe d’opium et aspira une longue bouffée. Elle avait rajeuni de vingt ans. Malko était perplexe.
— J’aime vos yeux, dit-elle soudain. Je n’en ai jamais vu de semblables. Ils m’ont donné envie de faire l’amour. À moins que ce ne soit l’opium…
— Pourquoi avez-vous…
— Vous êtes convaincu que Jim est mort, maintenant ? demanda-t-elle.
Ainsi, même cela était calculé ! Malko se rhabilla rapidement sous son regard à la fois ironique et désespéré. Il avait nettement l’impression que Mme Stanford s’était servie de lui.
À tous points de vue.
Sans bouger, elle répéta :
— Je n’ai jamais trompé Jim en vingt ans. Maintenant il est mort, ce n’est plus la même chose.
On n’en sortait pas. Habillé, Malko se sentait tout bête à côté de cette femme nue à qui il venait de faire l’amour.
— Partez, maintenant, dit-elle.
Malko voulut faire une dernière tentative.
— Ecoutez, fit-il. Je vous jure de ne répéter à personne ce que vous me confierez. Mais dites-moi ce que ces hommes voulaient savoir ?
— Quels hommes ?
C’était sans espoir. Malko se laissa guider sur le palier. Mme Stanford avait remis son déshabillé noir et faisait de nouveau très femme du monde. Elle alluma la cage de l’escalier et descendit avec lui.
En voyant la statue brisée dans le hall, elle poussa un cri :
— C’est vous qui…
— Bien involontairement, affirma Malko. Je suis prêt à vous dédommager…
Ce qui était un comble. Mais on est galant ou on ne l’est pas. Elle secoua la tête, désolée :
— Impossible. C’était un Dakini de la période khmer. Une pièce introuvable, que Jim avait dénichée dans le Nord-Est, à Khon-khaen… J’étais avec lui.
Soudain, une ombre de tristesse passa sur son visage, tandis qu’elle contemplait les débris de la statue.
— Jim aimait beaucoup ses collections, remarqua Malko.
— Jamais, il ne se serait séparé d’une seule pièce, affirma-t-elle. Souvent, nous nous sommes privés pour acheter un objet auquel il tenait…
Sans transition, elle tendait sa main à baiser à Malko.
— Adieu. Quittez Bangkok. Ne cherchez plus Jim. Elle referma la porte derrière lui. Il traversa la pelouse plongée dans la pénombre en espérant que ses agresseurs étaient loin.
Il était de plus en plus perplexe. Décidément, personne ne voulait qu’il retrouvât la trace de Jim Stanford. Certains avaient tué pour l’en empêcher. Mme Stanford employait des moyens tout aussi efficaces.
Et pourquoi l’avait-on torturée ? Quel secret y avait-il entre ces trois inconnus et elle ? Peu d’hommes se seraient remis aussi rapidement du traitement qu’elle avait subi. À elle, il avait suffi de six pipes d’opium et d’un homme pour tout oublier.
Quelque chose tracassait Malko. Ses agresseurs auraient pu facilement le tuer. Ils s’étaient contentés de l’assommer. Alors que la veille il avait échappé à la mort par miracle. Pourquoi ?
Et si Jim Stanford était encore vivant, pourquoi ne donnait-il pas signe de vie ?
Avant de refermer le portail, il se retourna vers la maison. Tout était redevenu obscur. Mme Stanford dormait avec son secret.
Tout en longeant le khlong désert, il se dit que sa seule piste était désormais l’homme qui avait tué Poy. Il fallait le retrouver et le faire parler.
Il déboucha brusquement dans Sukhumvit Road, plein de lumières et de bruit. Le trou noir de la petite allée derrière lui était inquiétant. C’était un autre Bangkok, plus mystérieux et secret que les grandes avenues parcourues par les touristes. Un Bangkok dans lequel Malko n’arrivait pas à pénétrer.
Un taxi freina près de lui conduit par un vieux Chinois avec une casquette Mao. Malko tendit un billet de dix bahts et l’adresse de Thépin.
La prochaine escale, c’était le Vénus-Bar.
CHAPITRE IX
La Mercedes longeait un khlong hideux bordé de taudis en bois. Thépin empruntait pour aller au Vénus-Bar un chemin inconnu de Malko, coupant à travers le quartier chinois. Son beau visage était barré d’une grosse ride sur le front. Avec un pantalon en lastex bleu, toujours aussi collant, elle avait mis un chemisier boutonné très haut et de courtes bottes, en dépit de la chaleur.
Quand la voiture stoppa sur la petite place, en face du Vénus, Malko eut un scrupule :
— Vous voulez vraiment venir avec moi ? Cela peut être dangereux.
Thépin arrangea ses cheveux dans le rétroviseur, et dit tranquillement :
— Seul, vous n’obtiendrez rien.
Son attitude avait beaucoup changé depuis qu’elle s’était donnée à lui.
Sa timidité et sa réserve avaient fondu et Malko découvrait une nouvelle Thépin, dure et décidée. Et elle ne zozotait presque plus.
L’escalier enfumé du Vénus était encombré de groupes de marins et de filles. La mort de Poy n’avait pas arrêté les affaires. Personne ne sembla reconnaître Malko. Un garçon plaça le couple à une table du fond, près du coin des ivrognes, et Malko commanda deux bières.
Il y avait toujours autant de bruit. L’orchestre de rock hurlait sur l’estrade pour un public indifférent qui ne pensait qu’à peloter les fillettes de la piste.
Lorsque le garçon apporta les bières, Thépin le retint et lui parla en thaï. Il secoua la tête sans que son visage ait changé d’expression et s’éclipsa.
— Il dit qu’il ne sait rien, traduisit-elle. Il n’est pas au courant. Mais il ment.
Un peu plus tard, Malko alla jusqu’au bar et tenta d’engager la conversation avec le barman. Mais dès qu’il parla du meurtre, l’autre détourna ostensiblement la conversation. C’était un Thaï maigrichon, avec des marques de petite vérole et les cheveux soigneusement calamistrés. Malko ne lui tira qu’un sourire angélique et commercial. Il n’avait rien vu, il ne savait rien.
Il revint à la table juste à temps pour arracher Thépin aux pattes d’un énorme marin danois qui tentait de lui glisser un billet de dix dollars dans la fermeture éclair de son pantalon, évitant ainsi une difficile conversation bilingue. Malko rendit poliment le billet et l’autre s’en alla chercher fortune à la table voisine, trop ivre pour provoquer une bagarre.
— J’ai parlé avec des filles, dit Thépin. Elles ne savent rien. Mais une m’a dit que le barman avait sûrement vu l’homme à qui Poy avait donné rendez-vous. De toute façon, il sait tout ce qui se passe. En plus, c’était l’amant de Poy, elle lui donnait tout son argent.
Malko eut envie de lui expliquer la différence entre « maquereau » et « amant », puis renonça. Il était découragé par cet éternel mur de caoutchouc.
— Il faut lui parler plus tard, dit Thépin. J’ai appris où il se déshabille. Il y a une toute petite chambre derrière le bar où il a ses affaires. C’est là aussi qu’il retrouvait Poy, pendant la soirée.
Il était un peu plus d’une heure du matin. Ils tuèrent d’abord le temps à observer les petites Thaïs flirtant entre elles avec beaucoup d’innocence, s’embrassant sous l’œil effaré des marins Scandinaves, comparant leur poitrine en ouvrant leur chemisier et, plus tard, balançant des bordées d’obscénités aux hommes qui osaient un geste audacieux. Elles étaient impudiques comme de jeunes ouistitis. Plusieurs fois, elles louchèrent vers la table de Malko, lui adressant de grands sourires, cambrant la poitrine. À tel point que Thépin laissa tomber perfidement :