En bas, la foule reflua comme des fourmis devant un incendie.
Sa-Mai hurla jusqu’au moment où il toucha le sol de pierre usé par des millions de pèlerins.
Le capitaine Kasesan referma le dossier de Sa-Mai et leva les yeux sur Malko et le colonel White assis en face de lui.
— Nous ne savons rien de plus, messieurs, dit-il. Cet homme n’avait jamais été condamné. D’après nos renseignements, c’était un jeune voyou comme il y en a trop à Bangkok, vivant d’expédients et de petits vols, un peu maquereau à l’occasion. Il semble impossible qu’il ait été mêlé à une affaire importante.
— Et pourtant, fit Malko.
— Et pourtant, répliqua le Thaï en écho. Ceux qui étaient avec lui dans cette maison abandonnée ont pu s’enfuir tandis qu’il nous empêchait d’avancer. Nous n’en avons retrouvé aucune trace. Rien ne nous permet de supposer que Jim Stanford ait été retenu en captivité dans cet endroit. Par contre il est certain que nous nous trouvons en face d’un important trafic d’armes qui intéresse directement la sécurité du pays. Affaire dont nous allons nous occuper avec la plus grande énergie.
Pour le colonel White, il ajouta :
— Colonel, je vous tiendrai au courant. Ce qui était une façon élégante de lui dire de ne pas s’en occuper.
Malko et le colonel prirent congé et se retrouvèrent dans la rue Plœnchitr. Ils se regardèrent. Malko avait l’impression de pénétrer dans un monde souterrain et répugnant. White passa la main sur ses cheveux en brosse et cligna des yeux sous le soleil de plomb.
— Vous y comprenez quelque chose, vous ? demanda-t-il.
— Non, dut avouer Malko, piteusement. Et pourtant, je suis sûr que Jim Stanford est vivant et que les deux affaires sont liées. C’est en essayant de le retrouver que j’ai déclenché la bagarre.
— C’est étrange, ces mitrailleuses japonaises, remarqua White pensivement.
— En effet, admit Malko. Très étrange.
Il commençait à avoir une idée mais préférait la garder pour lui. Il prit le paquet de Benson and Hedges et le montra à White.
— Souvenez-vous de cela. Jim Stanford était encore vivant, il n’y a pas longtemps.
Le colonel White se plia soudain en deux. La dysenterie réattaquait. Malko sentit le découragement l’envahir. Une fois de plus, il allait repartir à zéro, ou presque. Après avoir touché au but. Chercher Jim Stanford dans l’inextricable dédale de Domburi était impensable. Même les Thaïs n’y arriveraient pas.
— Je resterai à Bangkok aussi longtemps qu’il le faudra pour retrouver Jim Stanford, dit-il fermement.
Le colonel White bougonna, une main sur l’estomac :
— Feriez mieux de louer une villa, alors. À l’année. Sur ces paroles vengeresses, il proposa à Malko de le raccompagner. La nuit était tombée et Malko déclina son invitation pour marcher jusqu’à l’Érawan. Il avait besoin de réfléchir. Et d’oublier que, s’il avait tenu la cheville de Sa-Mai un peu plus fermement, il serait beaucoup plus avancé…
CHAPITRE XI
Étendu sur un matelas au bord de la piscine de l’Érawan dans le mini-jardin tropical, Malko lisait le Bangkok Post pour éviter la dépression nerveuse.
Mme Stanford faisait la morte. À chacun de ses appels téléphoniques, elle faisait répondre qu’elle était absente. Au magasin, rue Suriwong, il n’avait pas eu plus de succès. D’ailleurs, à quoi bon ? Il était sûr qu’elle ne parlerait pas. Certain aussi qu’elle savait. Peut-être pas l’endroit où se trouvait son mari, mais, au moins, pourquoi il avait disparu.
Une semaine après son arrivée, il était sûr d’une chose : grâce à Poy, la naine, il avait été sur le point d’aboutir. Mais il ignorait ce qu’il avait failli découvrir. Et aussi qui avait mis le tueur sur ses traces. Un agent double, chez le colonel White ? Mme Stanford ? La Chinoise ? Un élément inconnu ? Il avait l’impression d’une véritable conspiration du silence pour l’empêcher de découvrir la vérité sur la disparition de Jim Stanford et le meurtre de sa sœur.
Qui pouvait y avoir intérêt ?
Le matin, il avait encore passé une heure dans le bureau du colonel White. Celui-ci avait retrouvé le sourire : il expérimentait un nouveau traitement contre la dysenterie : du diphosphate de chloroquine. Il avait appris à Malko que les Thaïs avaient passé au peigne fin tous les khlongs de Domburi sans rien trouver. Mais il y avait des centaines de jonques et on ne pouvait toutes les fouiller.
Malko n’avait pas donné signe de vie à David Wise depuis son départ. L’autre devait être fou furieux. Mais que dire ? En réalité, il n’avait pas avancé d’un pas.
Seule Thépin l’avait vraiment aidé. Malheureusement cela n’avait mené à rien. Aujourd’hui, elle avait repris sa place dans les bureaux de Air America. Mais ils dînaient ensemble le soir. Au moins une consolation. Depuis qu’elle s’était donnée à lui, elle s’était considérablement dévergondée. Elle passait la tête haute à une heure du matin dans le hall de l’Erawan. Pourtant, elle le quittait toujours au milieu de la nuit. Ses parents étaient revenus à Bangkok et ils n’auraient pas admis qu’elle découchât.
Ayant assez laissé son esprit vagabonder, Malko se replongea dans le Bangkok Post. Il lisait en diagonale la quatrième page lorsque son œil tomba en arrêt devant un encart publicitaire. La direction des Three Kingdoms annonçait le retour de miss Kim-Lang dans son récital de chansons chinoises modernes.
Il posa son journal, songeur, et laissa errer son regard sur une des gracieuses serveuses en long sarong.
Kim-Lang…
Il n’y avait plus pensé depuis l’expédition à Kuala Lumpur. Impossible de la rattacher à la disparition. Et pourtant ! De son côté aussi, il éprouvait une sensation de malaise. Pourquoi l’aurait-elle pris pour un maître chanteur ? Que cachait-elle ? Et pourquoi ce revolver chargé et armé, à portée de la main ?
Elle avait été beaucoup plus intime avec Jim Stanford qu’elle voulait bien l’admettre. Sa décision fut prise : il irait la voir ce soir. Peut-être déclencherait-il quelque chose.
L’esprit calmé, il pensa à quelque chose de plus agréable. Son idylle avec Thépin était délicieuse. Jamais il n’avait connu de femme aussi attachante, aussi avide de donner du plaisir, sous son apparente froideur. Il préférait ne pas penser à l’avenir. Par moments les lueurs qu’il surprenait dans ses yeux lui faisaient peur. Elle était d’une jalousie défiant l’imagination. Chaque fois qu’elle venait à l’Érawan elle foudroyait du regard l’hôtesse de service, à titre préventif. À tel point que la malheureuse n’osait plus sourire à Malko, ce qui, pour une Thaï, est le comble de l’impolitesse…
Si elle venait à soupçonner sa brève aventure avec Mme Stanford, elle le découperait en morceaux.
Afin de chasser ces idées noires et pour échapper à la chaleur, il piqua une tête dans la piscine.
En dépit d’une sono japonaise, véritable laboratoire ambulant, le filet de voix de Kim-Lang ne dépassait pas la troisième rangée de tables. Elle attaqua en chinois d’une voie aiguë : Coucher de soleil sur Haï-Nan sans coup férir. D’ailleurs, elle aurait pu chanter la Marseillaise ou des pensées de Mao, l’effet eût été le même. L’assistance se composait uniquement d’Américains en bordée plus préoccupés d’explorer le chong-seam de leurs taxi-girls que d’art lyrique et d’entraîneuses que le seul nom de Kim-Lang mettait au bord de la crise de nerfs. Mais l’attraction permettait de majorer le prix de la bouteille de Champale de cent bahts, et tout le monde s’y retrouvait.