Malko secoua la tête :
— Ce n’est pas le mot qui convient. Vous êtes le seul lien qui me reste avec Jim Stanford. Je voulais vous revoir.
Elle le regarda en dessous :
— En attendant derrière ma porte dans le noir ?
— J’hésitais, avoua-t-il. Vous ne m’aviez pas très bien reçu à Kuala Lumpur…
— Je ne vous recevrai pas mieux ce soir, fît-elle sèchement.
Cette fois, il se permit un sourire.
— Vous auriez mieux reçu Jim, n’est-ce pas ? Vous m’avez pris pour lui…
Elle secoua la tête et s’assit sur un canapé bas bordé par une installation de stéréo. La pièce était petite mais bien meublée et douillette, ce qui était rare dans un intérieur thaï. Une porte était ouverte sur une minuscule salle de bains, où on apercevait de la lingerie en train de sécher.
Sans y être invité, Malko se laissa tomber dans un grand fauteuil de rotin, en face de la Chinoise.
— Vous vous trompez, dit-elle soudain, je n’attendais pas Jim Stanford ce soir…
Son ton était aussi convaincant que possible. Malko prit son air le plus sérieux pour dire :
— Peut-être pas ce soir, mais vous l’attendiez. Et vous êtes peut-être la seule personne dans Bangkok qui l’attende encore. Avec moi. Puisque tous ceux que j’ai vu m’ont assuré qu’il était mort.
Elle ne marqua aucune émotion. Il aurait donné une aile de son château pour savoir quels étaient les liens qui l’unissaient vraiment à Jim Stanford.
— Je ne sais pas où est Jim, dit-elle nerveusement. Je ne sais même pas s’il est vivant.
— Vous avez l’habitude d’accueillir des fantômes ? Elle ne répondit pas. Les yeux baissés, elle contemplait ses orteils soigneusement peints. Un sampan passa sur le khlong, avec une pétarade joyeuse. Malko changea de tactique et prit sa voix la plus caressante pour dire :
— Kim-Lang, je suis un ami de Jim. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé, mais vous, vous le savez. J’espère que vous êtes son amie aussi. Dites-moi où il se trouve, je veux l’aider. Je peux l’aider.
Brusquement Kim-Lang releva la tête. Ses mains jouaient nerveusement avec un minuscule mouchoir. Elle avait un regard presque suppliant pour dire à voix basse :
— Je vous crois… Mais je ne peux rien vous dire. Pas ce soir. Il faut que vous partiez maintenant, vite. C’est dangereux pour vous et pour moi. Partez vite.
— Mais pourquoi, insista Malko. Pourquoi ? Elle se tordit les mains :
— Partez. Partez, je vous en prie. Demain, je vous parlerai, je vous le jure.
Malko se leva. Pourquoi cette panique soudaine ? La Chinoise semblait sincèrement effrayée. Elle prit Malko par la main et le fit se rasseoir sur le lit, presque collé à elle. Il respirait son parfum et pouvait voir ses lèvres trembler légèrement. Penchée sur lui comme si on avait pu les entendre, elle chuchota :
— Ne parlez à personne, vous m’entendez, à personne, de votre visite. Sinon, je ne vous revois jamais. Et vous ne saurez rien. Vous le jurez ?
— Je vous le jure, dit Malko.
Ses yeux noirs, agrandis de peur, étaient vrillés dans les yeux d’or de Malko comme pour voir s’il disait bien la vérité. C’était une femme bien différente de la mégère de Kuala Lumpur qu’il avait devant lui. La pointe d’un de ses seins pointait à travers son kimono, elle paraissait abandonnée, fragile et sans défense. Et merveilleusement belle. Quand elle se leva, il put apprécier la finesse et l’harmonie de ses jambes.
— Venez demain soir à la même heure ici, dit-elle dans un souffle. Assurez-vous que vous n’êtes pas suivi et ne dites à personne où vous allez.
Elle se tut quelques secondes et ajouta en détachant les mots :
— Je vous dirai ce qui est arrivé à Jim Stanford. Puis, comme si elle en avait trop dit, elle poussa Malko vers la porte, après l’avoir ouverte pour s’assurer qu’il n’y avait personne sur le palier.
Lorsqu’il retrouva la moiteur de la rue déserte, Malko se demanda tout d’abord s’il n’avait pas rêvé. Il se retourna vers la maison pour noter le numéro puis partit lentement à pied, partagé entre plusieurs sentiments. Il éprouvait un malaise en dépit de sa joie. Comme toujours depuis le début de cette histoire, il avait l’impression que les gens le manœuvraient à leur guise, qu’il évoluait dans un univers souterrain et kafkaien où tout le monde mentait. Souvent, sans raison logique.
Il dut marcher jusqu’à l’avenue Rama-IV avant de retrouver un taxi qui lui extorqua vingt bahts pour le ramener à l’Érawan, après avoir voulu à tout prix l’emmener dans un institut de massage qui fonctionnait vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Malko, après avoir contemplé nostalgiquement la photo de son château, se replongea dans son casse-tête : de quoi avait tellement peur Kim-Lang ? Et où était vraiment Jim Stanford ? Il ne fallait pas oublier la fusillade du khlong. Ceux qui tiraient les ficelles avaient froidement tiré pour l’empêcher d’arriver à temps à la maison hantée.
Il aurait donné cher pour être au lendemain soir. In petto, il s’était promis de tenir la promesse faite à Kim-Lang. Il ne dirait rien à personne. Trop d’étrangetés s’étaient succédées depuis le début de son enquête. Il n’avait plus confiance en personne. Cette fois au moins, il saurait de quel côté était Kim-Lang.
S’il s’en sortait vivant, bien entendu…
CHAPITRE XII
Malko était venu à pied depuis l’avenue Rama-IV, en flânant, s’assurant plusieurs fois qu’il n’était pas suivi. Pour plus de précautions, en quittant l’Érawan, il s’était fait d’abord conduire à l’Oriental. Du jardin, il était monté dans une jonque qui promenait les touristes sur la Ménam Chao Phraya.
Il avait débarqué quai de la Lune et, de là, pris un taxi. Aucun bateau n’avait suivi le sien, il en était sûr.
Personne ne savait qu’il avait rendez-vous avec la Chinoise.
Ni le colonel White plongé dans ses problèmes de guérillas. Malko ne l’avait pas revu depuis la fusillade des khlongs. Ni le capitaine Kasesan et les gens de la Sécurité thaï. Leur enquête sur le trafic d’armes n’avait pas dû avancer beaucoup car ils n’avaient pas non plus donné signe de vie.
Ni même Thépin qui, pour la seconde soirée consécutive, allait se morfondre à l’attendre. Elle n’avait posé aucune question sur sa soirée précédente et ce calme ne lui disait rien de bon. Cette fois, il avait prétexté la rencontre avec de vieux amis, des gens de l’O.N.U. trop ennuyeux pour l’emmener, avait-il affirmé.
Dans cette petite rue sombre de Bangkok, Malko était seul et bien seul. Avec, comme seul compagnon, son pistolet. Il était payé pour savoir que, dans son métier, les armes à feu vous sauvaient rarement la vie.
Il avait pris une seule précaution. Dans sa case, à l’hôtel, il y avait une lettre adressée à Thépin, disant où il était et pourquoi.
Cela servirait toujours à le venger. Il voyait mal la douce Thépin venir l’arracher aux griffes de dangereux tueurs.
Il regarda sa montre : deux heures du matin. Normalement, Kim-Lang devait être rentrée depuis une demi-heure, puisque son tour de chant finissait à une heure.
Lentement il monta le petit escalier de bois et s’arrêta sur le palier. En face de lui, il vit faiblement luire la raie de lumière sous la porte de la chambre. Il ne pouvait plus reculer. Un instant il se demanda s’il n’allait pas se trouver nez à nez avec Jim Stanford. Cette histoire était tellement étrange que tout devenait possible.
Au dernier moment, il imagina la tête du colonel White, si lui, Malko, disparaissait à son tour ? Il finirait quand même par croire qu’il y avait quelque chose à découvrir.