— Et Jim Stanford ? demanda Malko.
À la fois pour gagner du temps et aussi pour satisfaire sa curiosité. Il allait la payer assez cher.
— Ne vous occupez plus de Jim Stanford, répliqua-t-elle d’un ton sec.
Il sentit l’acier sur sa peau et laissa échapper un cri étranglé sans réfléchir, dans un réflexe viscéral, son corps tendu en arc de cercle, la chair de poule hérissant sa peau.
Cette fois, il crut que le typhon Dora entrait dans la chambre. Une silhouette passa à travers la fenêtre et atterrit sur le dos d’un des Chinois qui immobilisait les jambes de Malko. Une seconde plus tard celui-ci portait la main à sa gorge pour essayer de recoller sa carotide. Un jet de sang arrosa le disque sur l’électrophone. Trois hommes franchirent la porte et se jetèrent sur les autres Chinois dans une mêlée confuse. Malko vit le bras droit de Kim-Lang armé du rasoir se lever, et il cria. Le Chinois le plus près de sa tête le frappa à toute volée sur la gorge et tout devint noir. Il eut le temps de penser qu’il ne saurait jamais s’il mourait intact ou non…
Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était toujours étendu sur le même lit. Il voulut se lever et sentit que ses poignets et ses chevilles étaient étroitement attachés par de fines cordelettes.
Un visage était penché sur lui : Thépin.
Mais pas la Thépin qu’il connaissait. Le visage lisse était froid comme celui d’une statue, les cheveux tirés en arrière et attachés par un élastique accentuaient encore la rigidité des traits. Aucun maquillage n’adoucissait les yeux.
C’en était trop pour Malko. Il referma les yeux. Cela tournait au cauchemar. Mais Thépin lui demanda :
— Tu es blessé ?
La voix était infiniment moins dure que le regard. Il rouvrit les yeux et éprouva le troisième choc de la soirée. Deux hommes étaient dans la chambre, en train de déménager les corps inertes des amis de Kim-Lang. Celui qui lui faisait face et donnait des ordres était l’un des inconnus qu’il avait surpris en train de torturer Mme Stanford.
Thépin vit l’expression de Malko et dit en désignant l’homme :
— Je te présente le capitaine Patpong des Services de sécurité intérieure et extérieure.
Le Thaï inclina poliment la tête avant de quitter la pièce, en remorquant un cadavre. Thépin parla à l’autre, employant le même ton autoritaire qu’avec le barman du Vénus-Bar.
L’homme quitta la pièce. Kim-Lang avait disparu, elle aussi, morte ou vive.
Malko restait seul avec Thépin, assise sur le lit à côté de lui. Sans faire mine de le détacher, elle jouait distraitement avec le rasoir de Kim-Lang, l’ouvrant et le fermant.
— Cela ne t’ennuierait pas de m’expliquer ce qui se passe et de me libérer, dit-il.
Cette fois, il ne comprenait plus rien. Mais alors, rien. Elle eut un sourire assez inquiétant et reprise par son zozotement elle expliqua :
— Mon père est le général Radjburi. C’est lui qui dirige le Service de sécurité. Je travaille avec lui.
— Quoi ?
Là, c’en était trop ! Thépin barbouze ! Cela tournait au grand guignol.
— Tu veux dire que tu travailles pour la Sécurité thaï et que le colonel White n’en sait rien ? demanda Malko.
— Oui.
Sa secrétaire agent double, et la dysenterie. White ne rentrerait pas vivant au pays.
— Que fais-tu ici ce soir ? Et comment m’as-tu retrouvé ?
— Je suis passée à l’hôtel. J’avais envie de te voir, comme une idiote. Le concierge m’a donné ta lettre. Ensuite je t’ai involontairement trouvé.
— Involontairement ?
— Oui. J’avais donné l’ordre à mes hommes d’intervenir seulement après que tu aies crié. Tant pis !
— Et tu savais ce que cette harpie se préparait à faire ? Elle sourit, de plus en plus inquiétante :
— Je m’en doutais un peu. C’est une façon classique de se débarrasser d’un homme ici.
Malko n’y comprenait plus rien.
— Mais enfin, pour qui travailles-tu ?
— Je te l’ai dit : pour la Sécurité thaï. Et pour le colonel White, ajouta-t-elle avec un sourire.
— Pourquoi voulais-tu me laisser châtrer et pourquoi ne me détaches-tu pas ?
D’une voix glaciale, elle dit lentement.
— Parce que je me demande si je ne vais pas continuer ce qu’avait commencé cette putain chinoise.
La lumière réfléchit la lame de rasoir. Malko la regarda sans comprendre.
— Mais tu viens de me dire que… Elle se pencha sur son visage.
— C’est entre nous, cela. Tu m’avais juré de m’être fidèle. Que fais-tu dans le lit de cette traînée ?
Malko ferma les yeux, épuisé. Ainsi dans la même nuit deux femmes avaient voulu le tuer, pour des raisons radicalement différentes. Et on osait dire que l’Asie était le paradis des hommes !
— Tu sais très bien pourquoi j’ai été voir Kim-Lang, dit-il. Et, de plus, je n’ai même pas fait l’amour avec elle.
— Parce que tu n’as pas eu le temps.
Cette discussion ubuesque lui ôtait toute peur. Il demanda, très détaché :
— Tu pourrais me tuer de sang-froid ? Elle secoua la tête avec désinvolture.
— Cela ne pose aucun problème. Je n’ai qu’à déclarer que, malheureusement, je suis intervenue un peu trop tard. Après tout, tu n’es qu’un agent étranger. Personne ne te pleurera beaucoup.
Charmant. Au point où il en était, Malko voulut en avoir le cœur net.
— Mais alors, tu as couché avec moi pour rendre service à ton père ? Pour mieux m’espionner ?
Sans répondre, elle le gifla à toute volée, lui frappant le maxillaire avec le manche du rasoir.
— Me prends-tu pour une putain ? Je t’aime… et je le regrette.
Malko ferma les yeux et attendit. Il savait que la jeune Thaï était à deux doigts d’exécuter sa menace. Cela tenait à des nuances très légères.
Tout à coup, il sentit la lame du rasoir entamer les cordelettes qui retenaient ses chevilles. Thépin lui annonça :
— Je te donne un sursis. Mais ne crois pas que je te pardonne. Ici, en Thaïlande, on ne se moque pas d’une femme impunément. Tu sais ce que ferait mon père s’il apprenait que tu m’as trompée ?
Sans attendre la réponse à sa question, elle précisa gentiment :
— Il te ferait attacher à un arbre et peler vivant.
C’est ce qui s’appelle le sens de la famille.
Détaché, Malko s’abstint prudemment de toute manifestation de tendresse. Thépin n’avait pas lâché le rasoir. Il se rhabilla aussi vite qu’il le put et se sentit quand même un peu rassuré après avoir mis des vêtements entre le redoutable rasoir et lui.
— Maintenant que nous sommes réconciliés, demanda-t-il, veux-tu m’expliquer ce qui se passe ? Où est Jim Stanford ?
— C’est la seule chose que je ne sais pas, dit sombrement Thépin, mais ta putain doit le savoir.
— Il est vivant ?
— Hélas !
Une main glacée serra le cœur de Malko. Il aurait voulu crier à Thépin de se taire, de ne pas dire ce qu’il soupçonnait depuis la bataille du khlong.
Elle le regarda avec pitié et répéta :
— Oui, hélas. Tu sais pourquoi Jim Stanford a disparu ?
— Non.
Thépin dit tristement :
— Jim a tué ou fait tuer sauvagement un de nos hommes qui le surveillait. Il est à la tête d’un important trafic d’armes pour les maquis communistes…
— Jim !
Malko regarda la jeune fille, incrédule. Il n’avait jamais pensé que c’était allé si loin.
— Ce n’est pas possible. C’est de l’intox !