— Tout est vrai. Jim Stanford a disparu pour ne pas être arrêté ou abattu par nous, après l’assassinat d’un de nos hommes.
— Qui a tué sa sœur ?
— Les hommes de mon père, admit Thépin. Pour venger le lieutenant Pong Punnak.
— Vous !
Brusquement, Malko revit les photos de la sœur de Jim affreusement mutilée.
— Et vous en êtes fiers !
— Non, avoua-t-elle à voix basse. Tout est horrible dans cette histoire.
— Mais, enfin, pourquoi Jim Stanford a-t-il trahi ? Par idéologie ? Il est devenu communiste, ou quoi ?
— Pour pouvoir faire des cadeaux à cette putain. Elle lui faisait faire n’importe quoi.
— Mais Stanford était très riche, éclata Malko. C’est idiot. J’ai vu chez lui des objets valant des dizaines de milliers de dollars.
— C’est vrai, dit tristement Thépin, mais Jim Stanford ne se serait jamais séparé d’une pièce de sa collection. Même pour sauver sa vie. Il a préféré vendre de la soie aux communistes et se faire payer en mitrailleuses qu’il revendait à prix d’or aux maquisards du Sud. Ça leur était égal. Ce qui leur importait c’est que les armes passent dans le Sud. Et qui pouvait les passer mieux que Jim Stanford ? Le célèbre Jim, la barbouze américaine. Insoupçonnable.
Malko écoutait, assommé.
— Pourquoi avez-vous torturé sa femme ? demanda-t-il.
— Parce qu’elle sait sûrement où il se trouve. Mais elle l’aime encore. Elle n’a pas voulu nous le dire.
— Et pourquoi ne pas l’avoir tuée, elle.
— Jim ne l’aimait plus. Cela ne l’aurait pas fait souffrir. Et puis, cela aurait été injuste : c’est une Thaï, une femme de notre race.
— Ainsi, conclut Malko, depuis le début, tu m’aides à retrouver Jim Stanford pour mieux le liquider.
— Oui, admit Thépin en baissant les yeux. Nous voulions que ce soit toi qui découvres la vérité. Pour que la C.I.A. ne nous accuse pas d’avoir compromis Jim pour Dieu sait quelle vengeance.
Malko se prit la tête dans les mains. Il avait sommeil et il était fatigué, pris d’un invincible dégoût. Ainsi, tous ses efforts avaient seulement aidé à la perte d’un vieux camarade qui avait lui-même trahi.
— Pourquoi, demanda-t-il, a-t-on cherché à me tuer, bien avant que j’ai contacté Poy ?
Thépin hocha la tête.
— Sa-Mai travaillait pour Jim Stanford. Nous pensons que c’est sa femme qui lui a donné l’ordre de te tuer. Tu comprends, en dehors de nous, tu étais le seul à le rechercher. Et tu avais plus de chances que la police de le retrouver. Poy, par exemple, n’aurait jamais parlé aux Services de sécurité.
— Allons-nous-en, fit Malko, je n’en peux plus. Je suis venu de trop loin pour sauver Jim.
Elle le regarda avec quelque chose qui ressemblait à de la pitié.
— Je te comprends. Mais il a fait beaucoup de mal.
— Ainsi, conclut Malko en descendant l’escalier, la vie de Jim a été fichue en l’air parce qu’il a rencontré une petite putain avide et qui faisait bien l’amour.
— Ce n’est peut-être pas aussi simple que cela, soupira Thépin. Ce soir, ce n’est ni Jim, ni Mme Stanford qui ont donné l’ordre de te tuer.
CHAPITRE XIII
Kim-Lang était accroupie dans un coin, son kimono bleu déchiré, le teint verdâtre, les cheveux dans les yeux. En face d’elle, deux Thaïs en short, torse nu, se tenaient dans la même position. Entre les deux se trouvait une table en teck noirâtre, scellée dans le sol de ciment. Les murs étaient recouverts de faïence blanche immaculée jusqu’à hauteur d’homme. Une ampoule nue éclairait faiblement la pièce. Une chaleur lourde et visqueuse prenait à la gorge.
Les deux Thaïs se levèrent brusquement quand le colonel Makassar entra, suivi de Malko et de Thépin.
L’officier alla jusqu’à Kim-Lang et se planta devant elle. Elle ne bougea pas, la tête penchée sur la poitrine. Lentement, il lui fit lever le visage vers lui en lui tirant les cheveux en arrière. La Chinoise frissonna.
— Où se trouve Jim Stanford ? demanda le colonel d’une voix égale.
Kim-Lang secoua la tête.
— Je ne sais pas.
Il claqua sa langue avec impatience.
— Ne fais pas l’idiote. Tu sais où tu te trouves ? Personne ne peut rien pour toi. Alors parle.
Malko regarda la forme prostrée, presque avec pitié. Dans le sous-sol de l’immeuble de l’avenue Plœnchitr, base des Services spéciaux thaïs, on pouvait égorger quelqu’un le plus tranquillement du monde.
— Comment t’appelles-tu ? continua le colonel.
— Kim-Lang.
La Chinoise répondait d’une voix atone, presque sans bouger les lèvres.
Le kimono s’écarta et Malko aperçut sur la cuisse droite un bleu comme une soucoupe. La mise en condition avait déjà commencé. Elle n’avait pas dû dormir beaucoup.
Il avait retrouvé le colonel Makassar, toujours aussi poli et candide, qui s’était cassé en deux devant Thépin… Donc, il ne rêvait pas.
— Qui t’a donné l’ordre de coucher avec Jim Stanford ? Ce devait être la centième fois qu’on lui posait la question. Kim-Lang répondit d’une voix sourde.
— Personne.
Calmement, le colonel Makassar la fit lever en la tirant par les cheveux. Puis il la gifla à toute volée. À la seconde fois, la tête de Kim-Lang cogna le carrelage et elle laissa échapper un gémissement.
— Mais, souffla Malko…
Il n’aimait pas voir frapper une femme. Même si elle avait tenté de l’assassiner.
— Taisez-vous, murmura Thépin. Laissez-le faire.
— Qui t’a dit de coucher avec Jim Stanford ? répéta le colonel.
— Personne.
Cette fois, la voix était légèrement chevrotante. Brusquement, le colonel Makassar saisit la Chinoise à la gorge et hurla :
— Salope ! Menteuse ! Je sais tout. Ce sont les communistes qui t’ont payée. Mais je veux que tu me le dises. Qui ? Qui ?
Sa mâchoire prognathe à deux centimètres du visage de Kim-Lang, il criait. Elle secoua la tête et se laissa glisser le long du mur.
— Pourquoi pensez-vous cela ? souffla Malko à l’oreille de Thépin.
— Parce qu’on n’a retrouvé aucun objet de valeur chez elle et qu’elle n’a rien vendu. Nous la surveillons depuis longtemps. Or, Jim Stanford lui a offert de très beaux bijoux. Qu’en a-t-elle fait ? En plus, les quatre hommes qui ont failli te tuer sont tous des communistes.
Le colonel s’écarta de Kim-Lang et jeta un ordre en thaï. Un des deux sbires accroupis se leva et sortit en courant.
— Déshabille-toi, ordonna l’officier à Kim-Lang, en anglais. Vite.
Il répéta son ordre en thaï. Aussitôt, le second sbire se jeta sur elle. D’une seule main, il arracha le kimono. Kim-Lang resta nue, debout, le corps couvert d’ecchymoses et de bleus, les mains croisées devant son sexe. À un moment, elle leva les yeux sur le groupe en face d’elle et son regard croisa celui de Malko. Malgré lui, il baissa les yeux : il avait honte. Il se pencha à l’oreille de Thépin, décidé à faire interrompre l’interrogatoire. Mais elle ne lui laissa pas le temps de parler.
— Le colonel Makassar sait ce qu’il fait, dit-elle à mi-voix. Et n’oubliez pas qu’il vous a sauvé la vie. Si vous ne pouvez supporter cela, partez.
Au même moment, l’homme qui était sorti revint avec un petit panier d’osier, qu’il posa devant la table, ainsi que des pincettes en bois, d’une trentaine de centimètres de long.
— Tu es sûre que tu ne veux pas parler ? répéta le colonel à Kim-Lang.
Makassar aboya un ordre. Les deux gorilles se jetèrent sur Kim-Lang et l’attachèrent sur la table de bois, par les chevilles et les poignets, grâce à des sangles de cuir. Elle resta là, les yeux clos, de fines gouttelettes de sueur sur la poitrine.