Malko et Thépin sautèrent à terre et coururent jusqu’au bord de la rivière, sur l’espèce de petite plage où se trouvaient les sampans.
Thépin était en pantalon. Malko s’installa à l’avant et elle prit la godille. Elle ne mit guère plus de temps à traverser que le Thaï. Malko trempa sa main dans l’eau : elle était tiède. Ce devait être bourré de sangsues et de crocodiles.
Lorsqu’ils abordèrent à leur tour, le Thaï avait disparu. En principe, Jim Stanford devait se trouver à l’autre bout de l’îlot, à l’extrémité nord du cimetière, à près de cinq cents mètres. Heureusement, le terrain faisait un dos d’âne, ce qui les protégeaient des regards. De plus, il était relativement facile de se dissimuler derrière les bouquets d’arbustes tropicaux.
Au moment où Thépin sauta à terre, Malko remarqua une bosse insolite à la hauteur de l’estomac : elle était armée.
La traversée du cimetière ne posa pas de problème. Mais il faisait plus chaud de minute en minute. Puis ils parvinrent à un gros bosquet de jacarandas, dernier abri possible, à cent mètres de la pointe de l’île, plate comme la main.
Le Thaï était déjà arrivé. Il attendait debout, près des dernières tombes. Un perroquet poussa un cri perçant qui le fit sursauter. L’oiseau s’envola lourdement, un lézard dans son bec.
La tension nerveuse était insupportable. Les nuages qui dissimulaient le soleil se déchirèrent brusquement et Malko eut l’impression de recevoir une coulée de fonte en fusion sur le crâne. Il avait la bouche sèche et le sang battait à ses tempes. À côté de lui, le visage de Thépin semblait de marbre.
Soudain son cœur battit plus vite : une haute silhouette venait de surgir du bout du cimetière, probablement venant en contrebas, de la rivière : un Européen, vêtu d’une chemise à manches courtes et d’un pantalon. En dépit de la barbe, Malko reconnut immédiatement Jim Stanford. D’un pas égal, il se dirigea vers le Thaï qui l’attendait, immobile. Il le prit par le bras et le tira à l’abri d’une tombe où ils s’accroupirent, tournant le dos à Malko et à sa compagne. Il n’y avait pas de temps à perdre : Jim Stanford ne mettrait pas longtemps à s’apercevoir de la substitution. Malko se décida. Penché à l’oreille de Thépin, il murmura :
— J’y vais. Ne bouge pas d’ici.
Elle inclina la tête et dit à voix basse :
— Embrasse-moi.
Elle avait les lèvres sèches et chaudes. Très vite elle se détacha de lui et le poussa en avant.
Un gros gecko, perché sur une tombe, les regardait. Thépin le suivit des yeux et il plongea dans les broussailles.
Il sembla à Malko qu’il mettait un siècle pour arriver à l’endroit où se trouvait Jim Stanford. Ce dernier, accroupi, lui tournait le dos, en grande conversation avec le Thaï. Brusquement, il se retourna.
Son regard croisa celui de Malko et ils restèrent vrillés l’un à l’autre. Une expression de surprise totale se peignit sur ses traits.
Son visage n’était pas à cinq mètres de Malko. Celui-ci fut frappé par les rides sous les yeux, l’expression de lassitude et de fatigue.
Jim Stanford se redressa lentement, braquant sur lui un parabellum japonais.
Malko ne chercha pas à sortir son arme. Les mains bien en évidence, il dit :
— Ne tirez pas, Jim.
— Malko !
L’Américain abaissa son arme. Il répéta « Malko » à voix basse. Le Thaï n’avait pas bougé, toujours accroupi. Les deux hommes restèrent face à face, puis Malko dit :
— Jim, je suis au courant de tout. Kim-Lang est morte. Elle travaillait pour les communistes. Le colonel White m’envoie avec l’ordre de vous abattre.
Une impression d’indicible tristesse passa sur le visage de Jim Stanford. Il ferma les yeux un instant et murmura :
— Quel idiot j’ai été ! J’y ai pensé, mais je ne voulais pas le croire. Par moments, elle était si douce, si aimante.
— Jim, coupa Malko, je n’ai pas l’intention de vous tuer.
L’Américain eut un sourire sans joie :
— Cela n’a pas beaucoup d’importance.
— Disparaissez, supplia Malko. Vous connaissez cette région comme votre poche. Vous referez votre vie quelque part. Personne ne vous poursuivra.
Jim Stanford ouvrait la bouche pour répondre quand il y eut un léger bruit derrière le dos de Malko. Vif comme l’éclair Jim poussa Malko qui tomba en arrière.
Un coup de feu claqua. Malko vit Jim se plier en deux avec une grimace de douleur en portant les mains à son ventre. Une nouvelle détonation et Jim tomba. Fou de rage, Malko roula sur lui-même et sortant son pistolet, tira au jugé dans la direction des coups de feu. Il y eut un cri étouffé.
Un cri de femme.
Malko bondit sur ses pieds, pris d’un affreux pressentiment.
Thépin était appuyée contre une tombe, très pâle, une large tache de sang sur son chemisier à la hauteur de l’épaule droite. Un Beretta 7,65 par terre, près d’elle.
— Pourquoi as-tu voulu tuer Jim ? cria Malko.
Il glissa un mouchoir entre le chemisier et la blessure. Elle ouvrit les yeux.
— Ce n’est pas lui que j’ai voulu tuer, c’est toi, balbutia-t-elle. Mais il m’a vu.
— Moi ! Mais pourquoi ?
— Parce que tu t’en vas, avoua-t-elle.
Ainsi, Jim Stanford lui avait sauvé la vie. Voyant que la vie de Thépin n’était pas en danger, il ramassa son pistolet et retourna près du vieil Américain. Le Thaï de la Sécurité était accroupi près de lui, impénétrable comme un Sphinx.
Jim Stanford avait rampé jusqu’à une tombe où il avait appuyé son dos. Une mousse rosâtre coulait de sa bouche. Il eut une toux sèche et cracha un gros caillot de sang. Tout le devant de sa chemise n’était plus qu’un emplâtre rouge. Malko déboutonna la chemise et eut du mal à ne pas montrer son désarroi ; la première balle de Thépin avait transpercé l’estomac pour finir probablement dans le foie et la seconde avait frappé le poumon droit. En l’opérant immédiatement, il y avait une toute petite chance…
— Je suis foutu, souffla Jim Stanford. Dites-moi seulement comment vous êtes arrivé ici. Et qui est cette fille qui voulait vous tuer ?
Malko lui résuma son séjour à Bangkok. Sans oublier le rôle de Thépin. Jim l’interrompit :
— Je n’ai jamais cherché à vous faire tuer. C’est ma femme. Elle craignait que vous découvriez la vérité. Je vous demande pardon. Sa-Mai travaillait aussi bien pour elle que pour moi.
— Je n’aurais jamais dû le prendre avec moi. C’est un tueur, un être cruel et dangereux… Tant pis, c’est trop tard.
Il eut un hoquet qui lui arracha un cri de douleur. Malko voulut le prendre par les épaules pour le faire lever.
— Venez, on va vous soigner. Jim secoua la tête :
— Non, c’est fini. Je suis trop vieux pour courir la jungle. Je l’ai trop fait du temps des Japonais !
— Mais pourquoi n’avez-vous pas fui la Thaïlande, s’exclama Malko.
Jim sourit faiblement :
— Je tenais encore à Kim-Lang. Il me fallait de l’argent pour la garder. Depuis pas mal de temps, je connaissais un très vieux dépôt d’armes de l’armée japonaise. Il a fallu que je trouve un acheteur. Au point où j’en étais, un peu plus ou un peu moins. L’affaire devait se conclure aujourd’hui. Je serais parti par la rivière, avec de l’or. Assez pour refaire ma vie. Le sort en décide autrement.
Le visage du vieil Américain avait pris la couleur du granit auquel il était appuyé. Il ferma les yeux un instant et les rouvrit :
— Voyez-vous, avec Kim-Lang, si c’était à refaire, je crois que je recommencerais. Pour avoir vingt ans lorsqu’on en a cinquante, on paie toujours très cher.
Le ciel était immaculé maintenant et le soleil chauffait diaboliquement. La sueur coulait sur le visage de Jim Stanford et se mêlait au sang, à la commissure de ses lèvres.