-Voici qui est très intéressant, messieurs. Je vous prie d'écouter avec attention... Mademoiselle, que vous voyez là, debout, était atteinte d'une très grave lésion de la moelle. Et, si l'on avait le moindre doute, ces deux certificats suffiraient à convaincre les plus incrédules, car ils sont signés par deux médecins de la Faculté de Paris, dont les noms sont bien connus de tous nos confrères.
Il fit passer les certificats aux médecins présents, qui les lurent avec de légers hochements de tête. Cela était indéniable, les signataires avaient la réputation de praticiens honnêtes et habiles.
-Eh bien! messieurs, si le diagnostic n'est pas contesté, et ne peut pas l'être, quand une malade nous apporte des documents de cette valeur, nous allons voir maintenant les modifications qui se sont produites dans l'état de mademoiselle.
Mais, avant de l'interroger, il se tourna vers Pierre.
-Monsieur l'abbé, vous êtes venu de Paris avec mademoiselle de Guersaint, je crois. Est-ce que vous aviez pris l'avis des médecins, avant le départ?
Le prêtre sentit un frémissement, dans sa grande joie.
-J'ai assisté à la consultation, monsieur.
Et la scène, de nouveau, s'évoquait. Il revit les deux docteurs graves et raisonnables, il revit Beauclair qui souriait, pendant que ses confrères rédigeaient leurs certificats conformes. Allait-il donc mettre ceux-ci à néant, faire connaître l'autre diagnostic, celui qui permettait d'expliquer scientifiquement la guérison? Le miracle était prédit, ruiné à l'avance.
-Vous le remarquerez, messieurs, reprit le docteur Bonamy, la présence de monsieur l'abbé apporte à ces preuves une nouvelle force... Maintenant, mademoiselle va nous dire bien exactement ce qu'elle a ressenti.
Il s'était penché sur l'épaule du père Dargelès, il lui recommandait de ne pas oublier de donner à Pierre un rôle de témoin, dans la narration.
-Mon Dieu! messieurs, comment vous dire? s'écria Marie de sa voix haletante, brisée de bonheur. Depuis hier, j'étais certaine d'être guérie. Et, pourtant, tout à l'heure encore, quand des fourmillements m'ont prise dans les jambes, j'ai eu peur que ce ne fût une nouvelle crise, j'ai douté un instant... Alors, les fourmillements se sont arrêtés. Puis, ils ont recommencé, dès que je suis retombée en prière... Oh! je priais, je priais de toute mon âme! J'ai fini par m'abandonner comme une enfant. «Sainte Vierge, Notre-Dame de Lourdes, faites de moi ce que vous voudrez...» Les fourmillements ne cessaient plus, il m'a semblé que mon sang bouillonnait, une voix me criait: «Lève-toi! lève-toi!» Et j'ai senti le miracle, dans un grand craquement de tous mes os, de toute ma chair, comme si j'étais frappée de la foudre.
Pierre, très pâle, l'écoutait. Beauclair le lui avait bien dit que la guérison viendrait en coup de foudre, lorsque, sous l'influence de l'imagination puissamment surexcitée, il se produirait en elle un réveil soudain de la volonté, depuis si longtemps endormie.
-Ce sont d'abord les jambes que la sainte Vierge a délivrées, continua-t-elle. J'ai eu la sensation très nette que les liens de fer qui les nouaient glissaient le long de ma peau, comme des chaînes brisées... Puis, le poids qui m'étouffait toujours, là, dans le flanc gauche, a remonté; et j'ai cru que j'allais mourir, tellement il me ravageait. Mais il a dépassé ma poitrine, il a dépassé ma gorge, et je l'ai eu dans la bouche, et je l'ai craché violemment... C'était fini, je n'avais plus mon mal, il s'était envolé.
Elle avait fait le geste lourd de l'oiseau de nuit qui bat des ailes, et elle se tut, en souriant à Pierre, bouleversé. Tout cela, Beauclair l'avait dit à l'avance, en se servant presque des mêmes mots, des mêmes images. De point en point, le pronostic se réalisait, il n'y avait plus là que des phénomènes prévus et naturels.
Les yeux ronds, Raboin avait suivi le récit, avec la passion d'un dévot borné, que hante l'idée de l'enfer.
-C'est le diable, cria-t-il, c'est le diable qu'elle a craché! Mais le docteur Bonamy, plus sage, le fit taire. Et, se tournant vers les médecins:
-Messieurs, vous savez que nous évitons toujours ici de prononcer le grand mot de miracle. Seulement, voici un fait, je suis curieux de savoir comment vous l'expliqueriez par les voies naturelles... Depuis sept ans, mademoiselle était frappée d'une paralysie grave, due évidemment à une lésion de la moelle. Et cela ne saurait être nié, les certificats sont là, indiscutables. Elle ne marchait plus, elle ne pouvait plus faire un mouvement sans jeter une plainte, elle en était arrivée à l'épuisement extrême, qui précède de peu les terminaisons fâcheuses... Tout d'un coup, la voici qui se lève, qui marche, qui rit et rayonne. La paralysie a complètement disparu, il ne reste aucune douleur, elle se porte aussi bien que vous et moi... Voyons, messieurs, examinez-la, dites-moi ce qui s'est passé.
Il triomphait. Aucun des médecins ne prit la parole. Deux, sans doute des catholiques pratiquants, avaient approuvé, d'un branle énergique de la tête. Les autres demeuraient immobiles, l'air gêné, peu soucieux de se mettre dans cette histoire. Pourtant, un petit maigre, dont les yeux luisaient derrière les verres de son binocle, finit par se lever, pour voir Marie de plus près. Il lui prit une main, regarda ses pupilles, sembla se préoccuper simplement de l'air de transfiguration où elle baignait. Puis, d'une façon très courtoise, sans vouloir même discuter, il retourna s'asseoir.
-Le cas échappe à la science, voilà tout ce que je constate, conclut victorieusement le docteur Bonamy. J'ajoute que nous n'avons pas ici de convalescence, la santé se refait d'un coup, pleine et entière... Voyez mademoiselle. Le regard brille, le teint est rosé, la physionomie a retrouvé sa gaieté vivante. Sans doute, la réparation des tissus va se continuer avec quelque lenteur; mais déjà l'on peut dire que mademoiselle vient de renaître... N'est-ce pas, monsieur l'abbé, vous qui la voyiez souvent, vous ne la reconnaissez plus?
Pierre balbutia:
-C'est vrai, c'est vrai...
Et, en effet, elle lui apparaissait déjà forte, les joues remplies et fraîches, d'une allégresse florissante. Mais, encore une fois, Beauclair l'avait prévu, ce sursaut d'hosanna, ce redressement et ce resplendissement de tout ce corps brisé, quand la vie rentrerait en lui, avec la volonté de guérir et d'être heureuse.
De nouveau, le docteur Bonamy s'était penché sur l'épaule du père Dargelès, qui achevait d'écrire sa note, une sorte de petit procès-verbal complet. Tous deux échangèrent quelques mots à demi-voix. Ils se consultaient, et le docteur finit par reprendre:
-Monsieur l'abbé, vous avez assisté à ces merveilles, vous ne refuserez pas de signer le récit exact que vient de rédiger le révérend père pour le Journal de la Grotte.
Lui, signer cette page d'erreur et de mensonge! Une révolte le souleva, il fut sur le point de crier la vérité. Mais il sentit le poids de sa soutane à ses épaules; et, surtout, la joie divine de Marie lui emplissait le coeur. Il restait pénétré d'un bonheur si grand, à la voir sauvée! Depuis qu'on ne l'interrogeait plus, elle était venue s'appuyer sur son bras, elle continuait de lui sourire avec des yeux d'ivresse.