-Ô mon ami, dit-elle très bas, remerciez la sainte Vierge. Elle a été si bonne, me voilà maintenant si bien portante, si belle, si jeune!... Et que mon père, mon pauvre père va être content!
Alors, Pierre signa. Tout croulait en lui, mais il suffisait qu'elle fût sauvée, il aurait cru être sacrilège en touchant à la foi de cette enfant, la grande foi pure qui l'avait guérie.
Dehors, lorsque Marie reparut, les acclamations recommencèrent, la foule battit des mains. Il semblait que, maintenant, le miracle fût officiel. Pourtant, des personnes charitables, craignant qu'elle ne se fatiguât et qu'elle n'eût besoin de son chariot, abandonné par elle devant la Grotte, l'avaient amené jusqu'au bureau des constatations. Quand elle le retrouva, elle eut une émotion profonde. Ah! ce chariot, où elle avait vécu tant d'années, ce cercueil roulant dans lequel elle s'imaginait parfois être enterrée vive, que de larmes, que de désespoirs, que de journées mauvaises il avait vus! Et, tout d'un coup, l'idée lui vint que, puisqu'il avait si longtemps été à la peine, il devait être, lui aussi, au triomphe. Ce fut une inspiration brusque, comme une sainte folie, qui lui fit saisir le timon.
À ce moment, la procession passait, revenant de la Grotte, où l'abbé Judaine avait donné la bénédiction. Et Marie, traînant son chariot, se plaça derrière le dais. Et, en pantoufles, la tête couverte d'une dentelle, elle marcha ainsi, la poitrine frémissante, la face haute, illuminée et superbe, traînant toujours le chariot de misère, le cercueil roulant où elle avait agonisé. Et la foule qui l'acclamait, la foule frénétique la suivit.
IV
Pierre avait suivi Marie, et il se trouvait derrière le dais, avec elle, comme emporté dans le vent de gloire qui lui faisait traîner triomphalement son chariot. Mais de telles poussées revenaient à chaque minute, en tempête, qu'il serait tombé sûrement, si une main rude ne l'avait maintenu.
-N'ayez pas peur, donnez-moi le bras. Autrement, vous ne pourrez rester debout.
Il se tourna, il fut surpris de reconnaître le père Massias, qui avait laissé le père Fourcade dans la chaire, pour accompagner le dais. Une extraordinaire fièvre le soutenait, le jetait en avant, d'une solidité de roc, les yeux pareils à des tisons, la face exaltée, couverte de sueur.
-Prenez donc garde! donnez-moi le bras.
Une nouvelle vague humaine avait failli les balayer. Et Pierre s'abandonna à ce terrible homme, qu'il se souvenait d'avoir eu pour condisciple au séminaire. Quelle singulière rencontre, et comme il aurait voulu posséder cette foi violente, cette folie de la foi qui le faisait haleter ainsi, la gorge pleine de sanglots, continuant à clamer l'ardente supplication:
-Seigneur Jésus, guérissez nos malades!... Seigneur Jésus, guérissez nos malades!
Derrière le dais, le cri ne cessait pas, il y avait toujours là un vociférateur, chargé de ne pas laisser en paix la trop lente bonté divine. C'était, parfois, une voix grosse, éplorée; d'autres fois, elle était aiguë, déchirante. Celle du père, impérieuse, finissait par se briser d'émotion.
-Seigneur Jésus, guérissez nos malades!... Seigneur Jésus, guérissez nos malades!
Le bruit de la guérison foudroyante de Marie, de ce miracle dont l'éclat allait emplir la chrétienté, s'était répandu déjà d'un bout à l'autre de Lourdes; et de là venait ce vertige accru de la foule, cette crise de contagieux délire qui la faisait se ruer vers le Saint-Sacrement, tournoyante, dans un flux déchaîné de marée haute. Chacun cédait à l'inconsciente passion de le voir, de le toucher, d'être guéri, d'être heureux. Dieu passait, et il n'y avait pas que les malades à brûler du désir de vivre, tous étaient ravagés par le besoin du bonheur, qui les soulevait, le coeur saignant et ouvert, les mains avides.
Aussi Berthaud, qui redoutait l'excès de cet amour, avait-il voulu accompagner ses hommes. Il les commandait, il veillait à ce que la double chaîne des brancardiers, aux deux côtés du dais, ne fût pas rompue.
-Serrez vos rangs, encore, encore! et les bras solidement noués!
Ces jeunes gens, choisis parmi les plus vigoureux, avaient fort à faire. Le mur qu'ils bâtissaient ainsi, épaule contre épaule, les bras liés à la taille et au cou, pliait à chaque instant, sous les assauts involontaires. Personne ne croyait pousser, et c'étaient de continuels remous, des ondes profondes qui venaient de loin et qui menaçaient de tout engloutir.
Lorsque le dais se trouva au milieu de la place du Rosaire, l'abbé Judaine crut bien qu'il n'irait pas plus loin. Dans le vaste espace, il s'était formé plusieurs courants contraires, tourbillonnant, l'assaillant de toutes parts. Il dut s'arrêter, sous le dais balancé, flagellé comme une voile au large, par un brusque coup de vent. Il tenait le Saint-Sacrement très haut, de ses deux mains engourdies, avec la peur qu'une poussée dernière ne le renversât; car il sentait bien que l'ostensoir d'or, rayonnant de soleil, était la passion de tout ce peuple, le Dieu qu'on exigeait pour le baiser, pour se perdre en lui, quitte à l'anéantir. Alors, immobilisé, il tourna vers Berthaud des regards inquiets.
-Ne laissez passer personne! criait celui-ci aux brancardiers, personne! l'ordre est formel, entendez-vous!
Mais des voix suppliantes s'élevaient, des misérables sanglotaient, les bras tendus, les lèvres tendues, avec le désir fou qu'on les laissât s'approcher et s'agenouiller aux pieds du prêtre. Quelle grâce, d'être jeté à terre, d'être foulé, piétiné par toute la procession! Un infirme montrait sa main desséchée, convaincu qu'elle allait refleurir au bout de son bras, si on lui permettait de toucher l'ostensoir. Une muette poussait de ses fortes épaules, rageusement, pour délier sa langue dans un baiser. D'autres, d'autres encore criaient, imploraient, finissaient par serrer les poings, contre les cruels qui refusaient la guérison aux souffrances de leur corps, aux misères de leur âme. La consigne était absolue, on redoutait les accidents les plus graves.
-Personne, personne! répétait Berthaud, ne laissez passer personne!
Cependant, il y avait là une femme, dont la vue touchait tous les coeurs. Misérablement vêtue, elle était nu-tête, le visage en larmes, et elle tenait sur les bras un petit garçon d'une dizaine d'années, dont les deux jambes, paralysées et molles, pendaient. C'était un poids trop lourd pour sa faiblesse; mais elle ne paraissait pas le sentir. Elle avait apporté son garçon, elle conjurait les brancardiers, avec un entêtement sourd, dont ni les paroles ni les bousculades ne triomphaient.
D'un signe, enfin, l'abbé Judaine, très ému, l'appela. Obéissant à cette pitié de l'officiant, malgré le danger d'ouvrir une brèche, deux des brancardiers s'écartèrent; et la femme se précipita, avec son fardeau, s'abattit devant le prêtre. Celui-ci, un instant, posa le pied du Saint-Sacrement sur la tête du petit garçon. La mère elle-même y colla ses lèvres avides. Puis, comme on se remettait en marche, elle voulut rester derrière le dais, elle suivit la procession, les cheveux au vent, haletante, chancelante sous le poids trop lourd qui lui cassait les épaules.