À grand'peine, on acheva de traverser ainsi la place du Rosaire. Et la montée alors commença, la montée glorieuse par la rampe monumentale; tandis que, très haut, au bord du ciel, la Basilique dressait sa flèche mince, d'où s'envolait un carillon de cloches, sonnant le triomphe de Notre-Dame de Lourdes. C'était, maintenant, vers cette apothéose que le dais lentement s'élevait, vers cette porte haute du sanctuaire, qui semblait ouverte sur l'infini, au-dessus de la foule immense, dont la mer, en bas, par les places et par les avenues, continuait à gronder. Déjà, le suisse magnifique, bleu et argent, arrivait avec la croix processionnelle à la hauteur de la coupole du Rosaire, sur la vaste esplanade des toitures. Les délégations du pèlerinage s'y déroulaient, les bannières de soie et de velours, aux couleurs vives, flottaient dans l'incendie du couchant. Puis, le clergé resplendissait, les prêtres en surplis de neige, les prêtres en chasubles d'or, pareils à un défilé d'astres. Et les encensoirs se balançaient, et le dais montait toujours, sans qu'on distinguât les porteurs, comme si une force mystérieuse, des anges invisibles l'eussent emporté, dans cette ascension de gloire, vers la porte du ciel grande ouverte.
Des chants avaient éclaté, les voix ne réclamaient plus la guérison des malades, à présent qu'on s'était dégagé de la foule. Le miracle s'était produit, on le célébrait à pleine gorge, dans le branle des cloches, dans la gaieté vibrante de l'air.
-Magnificat anima mea Dominum...
C'était le cantique de gratitude, déjà chanté à la Grotte, qui, de nouveau, sortait des coeurs.
-Et exsultavit spiritus meus in Deo salutari meo...
Et cette montée rayonnante, cette ascension par les rampes colossales, vers la Basilique de lumière, Marie la faisait avec un débordement de croissante allégresse. À mesure qu'elle s'élevait, il lui semblait qu'elle devenait plus forte, plus solide sur ses jambes ressuscitées, mortes si longtemps. Ce chariot qu'elle traînait victorieusement, c'était comme la dépouille de son mal, l'enfer d'où la sainte Vierge l'avait tirée; et, bien que le timon lui en meurtrît les mains, elle voulait le mener là-haut avec elle, pour le jeter aux pieds de Dieu. Aucun obstacle ne l'arrêtait, elle riait au milieu de grosses larmes, la poitrine haute, l'allure guerrière. Dans sa course, une de ses pantoufles s'était détachée, tandis que la dentelle avait glissé de ses cheveux sur ses épaules. Mais elle marchait quand même, elle allait toujours, casquée de son admirable chevelure blonde, la face éclatante, dans un tel réveil de volonté et de force, qu'on entendait, derrière elle, le lourd chariot bondir en gravissant la pente rude des dalles, ainsi qu'un petit chariot d'enfant.
Pierre, près de Marie, restait au bras du père Massias, qui ne l'avait point lâché. Il était incapable de réfléchir, perdu dans cette émotion énorme. La voix de son compagnon, sonore, l'assourdissait.
-Deposuit potentes de sede et exaltavit humiles...
De l'autre côté, à sa droite, Berthaud suivait aussi le dais, rassuré maintenant. Il avait donné l'ordre à ses brancardiers de cesser la chaîne, il considérait d'un air ravi cette mer humaine, que venait de traverser la procession. Plus on montait le long des rampes, et plus la place du Rosaire, les avenues, les allées des jardins s'élargissaient en dessous, se développaient aux regards, noires de monde. C'était tout un peuple à vol d'oiseau, une fourmilière de plus en plus étalée et lointaine.
-Regardez donc! finit-il par dire à Pierre. Est-ce grand! est-ce beau!... Allons, l'année ne sera pas mauvaise.
Lui, pour qui Lourdes était surtout un foyer de propagande, où il contentait ses rancunes politiques, se réjouissait des pèlerinages nombreux, qu'il croyait être désagréables au gouvernement. Ah! si l'on avait pu amener les ouvriers des villes, créer une démocratie catholique!
-L'année dernière, continua-t-il, on est à peine arrivé à deux cent mille pèlerins. Cette année, j'espère qu'on dépassera ce chiffre.
Et, de son air gai de bon vivant, malgré sa passion de sectaire:
-Ma foi, tout à l'heure, quand on s'écrasait, j'étais content... Je me disais: Ça marche, ça marche!
Mais Pierre n'écoutait pas, était frappé par la grandeur du spectacle. Cette foule qui s'étendait davantage à mesure qu'il s'élevait au-dessus d'elle, cette vallée magnifique qui se creusait sous lui, qui s'agrandissait sans cesse, déroulant l'horizon fastueux des montagnes, l'emplissaient d'une admiration frémissante. Son trouble en était accru, il chercha le regard de Marie, il lui indiqua le cirque immense d'un geste large. Et ce geste la trompa, elle ne vit pas la matérialité du spectacle, dans l'exaltation toute spirituelle où elle se trouvait; elle crut qu'il prenait la terre à témoin des faveurs prodigieuses dont la sainte Vierge venait de les combler tous les deux; car elle s'imaginait qu'il avait eu sa part du miracle, que dans le coup de grâce qui l'avait mise debout, la chair guérie, lui, si voisin d'elle, coeur à coeur, s'était senti enveloppé, soulevé par la même force divine, l'âme sauvée du doute, reconquise par la foi. Comment aurait-il pu assister à son extraordinaire guérison, sans être convaincu? Elle avait tant prié, d'ailleurs, la nuit précédente, devant la Grotte! Elle l'apercevait, à travers l'excès de sa joie, transfiguré lui aussi, pleurant et riant, rendu à Dieu. Et cela fouettait sa fièvre heureuse, elle traînait son chariot d'une main qui ne se lassait pas, elle aurait voulu le traîner pendant des lieues, des lieues encore, toujours plus haut, jusqu'à des sommets inaccessibles, jusque dans l'éblouissement du paradis, comme si elle eût porté leur double croix sur cette montée retentissante, son propre rachat et le rachat de son ami.
-Oh! Pierre, Pierre, balbutia-t-elle, que cela est bon d'avoir eu ce grand bonheur ensemble, ensemble! Je le lui avais si ardemment demandé, et elle a bien voulu, et elle vous a sauvé en me sauvant!... Oui, j'ai senti votre âme qui se fondait dans mon âme. Dites-moi que nos mutuelles prières ont été exaucées, que j'ai obtenu votre salut comme vous avez obtenu le mien!
Il comprit son erreur, il frémit.
-Si vous saviez, continua-t-elle, quel serait mon mortel chagrin, de monter ainsi toute seule dans la clarté. Oh! être élue sans vous, m'en aller là-haut sans vous! Mais, avec vous, Pierre, c'est un ravissement... Sauvés ensemble, heureux à jamais! Je me sens des forces pour être heureuse, oh! des forces à soulever le monde!
Et il dut pourtant lui répondre, il mentit, révolté à l'idée de gâter, de ternir cette grande félicité si pure.
-Oui, oui! soyez heureuse, Marie, car je suis bien heureux moi-même, et toutes nos peines sont rachetées.
Mais il se fit en son être une déchirure profonde, comme si, brusquement, il avait senti qu'un brutal coup de hache les séparait l'un de l'autre. Jusque-là, dans leurs souffrances communes, elle était demeurée la petite amie d'enfance, la première femme ingénument désirée, qu'il savait toujours sienne, puisqu'elle ne pouvait être à personne. Et elle était guérie, et il restait seul, dans son enfer, à se dire qu'elle ne serait jamais plus à lui. Cette pensée soudaine le bouleversa tellement, qu'il détourna les yeux, désespéré de souffrir ainsi du bonheur prodigieux dont elle exultait.