Le chant continuait, le père Massias, sans rien entendre, sans rien voir, tout à la brûlante gratitude envers Dieu, lançait le dernier verset d'une voix tonnante:
-Sicut locutus est ad patres nostros, Abraham et semini ejus in sæcula.
Encore cette rampe à gravir, encore un effort à faire sur cette montée rude, aux larges dalles glissantes! Et la procession s'élevait encore, et l'ascension s'achevait, en pleine lumière vive. Il y avait là un dernier détour, les roues du chariot sonnèrent contre la bordure de granit. Toujours plus haut, toujours plus haut! Il roulait plus haut, il débouchait au bord du ciel.
Alors, tout d'un coup, le dais apparut au sommet des rampes géantes, devant la porte de la Basilique, sur le balcon de pierre qui dominait l'étendue. L'abbé Judaine s'avança, tenant à deux mains, en l'air, le Saint-Sacrement. Près de lui, Marie avait hissé le chariot, le coeur battant de la course, la face enflammée, dans l'or dénoué de ses cheveux. Puis, derrière, tout le clergé s'était rangé, les surplis neigeux, les chasubles éclatantes; tandis que les bannières flottaient, ainsi que des drapeaux, pavoisant la blancheur des balustrades. Et il y eut une minute solennelle.
De là-haut, rien n'était plus grand. D'abord, en bas, c'était la foule, la mer humaine au flot sombre, à la houle sans cesse mouvante, immobilisée un instant, où l'on ne distinguait que les petites taches pâles des visages, levés vers la Basilique, dans l'attente de la bénédiction; et aussi loin que le regard s'étendait, de la place du Rosaire au Gave, par les allées, par les avenues, par les carrefours, jusqu'à la vieille ville lointaine, les petits visages pâles se multipliaient, innombrables, sans fin, tous béants, les yeux fixés sur l'auguste seuil, où le ciel allait s'ouvrir. Puis, l'immense amphithéâtre de coteaux, de collines et de montagnes surgissait, montait de toutes parts, des cimes à l'infini, qui se perdaient dans l'air bleu. Au nord, au delà du torrent, sur les premières pentes, parmi les arbres, les nombreux couvents, les Carmélites, les Assomptionnistes, les Dominicaines, les Soeurs de Nevers, se doraient d'un reflet rose, sous l'incendie du couchant. Des masses boisées s'étageaient ensuite, gagnaient les hauteurs du Buala, que dépassait la serre de Julos, dominée elle-même par le Miramont. Au sud, s'ouvraient d'autres vallées profondes, des gorges étroites entre des entassements de rocs géants, dont la base trempait déjà dans des mares d'ombre bleuâtre, lorsque les sommets étincelaient de l'adieu souriant du soleil. De ce côté, les collines de Visens étaient de pourpre, un promontoire de corail qui barrait le lac dormant de l'éther, d'une transparence de saphir. Mais à l'est, en face, l'horizon s'élargissait encore, au carrefour même des sept vallées. Le Château, qui les avait gardées autrefois, restait debout sur le rocher que baignait le Gave, avec son donjon, ses hautes murailles, son profil noir d'antique forteresse farouche. En deçà, la ville nouvelle était toute gaie au milieu de ses jardins, un pullulement de façades blanches, les grands hôtels, les maisons garnies, les beaux magasins, dont les vitres s'allumaient, pareilles à des braises; pendant que, derrière le Château, le vieux Lourdes étalait confusément ses toitures décolorées dans un poudroiement de lumière rousse. À cette heure tardive, le petit Gers et le grand Gers, les deux croupes énormes de roche nue, tachetée d'herbe rase, derrière lesquelles descendait royalement l'astre à son déclin, n'étaient plus qu'un fond neutre, violâtre, deux rideaux sévères tirés au bord de l'horizon.
Et l'abbé Judaine, en face de cette immensité, éleva de ses deux mains, plus haut, plus haut encore, le Saint-Sacrement. Il le promena lentement d'un bout de l'horizon à l'autre, il lui fit décrire un grand signe de croix, en plein ciel. À gauche, il salua les couvents, les hauteurs du Buala, la serre de Julos, le Miramont; à droite, il salua les grands blocs foudroyés des vallées obscures, les collines empourprées de Visens; en face, il salua les deux villes, le Château baigné par le Gave, le petit Gers et le grand Gers, déjà ensommeillés; et il salua les bois, les torrents, les monts, les chaînes indéterminées des pics lointains, la terre entière, par delà l'horizon visible. Paix à la terre, espérance et consolation aux hommes! En bas, la foule avait frémi, sous ce grand signe de croix qui l'enveloppait toute. Il sembla qu'un souffle divin passait, roulant la houle des petits visages pâles, aussi nombreux que les flots d'un océan. Une rumeur d'adoration monta, toutes les bouches ouvertes clamèrent la gloire de Dieu, lorsque l'ostensoir, que le soleil couchant frappait en plein, apparut de nouveau comme un autre soleil, un pur soleil d'or traçant le signe de la croix en traits de flamme, au seuil de l'infini.
Déjà, les bannières, le clergé, l'abbé Judaine sous le dais, rentraient dans la Basilique, lorsque Marie, au moment où elle y pénétrait, elle aussi, sans lâcher le timon de son chariot, fut arrêtée un instant par deux dames, qui l'embrassèrent en pleurant. C'étaient madame de Jonquière et sa fille Raymonde, montées là pour assister à la bénédiction, et qui avaient appris le miracle.
-Ah! chère enfant, quelle joie! répétait la dame hospitalière, et combien je suis fière de vous avoir dans ma salle! C'est, pour nous toutes, une faveur si précieuse, que la sainte Vierge vous ait choisie.
La jeune fille avait gardé entre les siennes une main de la miraculée.
-Me permettez-vous de vous appeler mon amie, mademoiselle? Je vous plaignais tant, j'ai tant de plaisir à vous voir marcher, si forte, si belle déjà!... Laissez-moi vous embrasser encore. Ça me portera bonheur.
Marie balbutiait de ravissement.
-Merci, merci bien, de tout mon coeur... Je suis si heureuse, si heureuse!
-Oh! nous ne vous quittons plus! reprit madame de Jonquière. Tu entends, Raymonde? suivons-la, allons nous agenouiller avec elle. Et c'est nous qui la ramènerons, après la cérémonie.
En effet, ces dames se joignirent au cortège, marchèrent à côté de Pierre et du père Massias, derrière le dais, jusqu'au milieu du choeur, entre les rangées de chaises, déjà occupées par les délégations. Seules, les bannières furent admises, aux deux côtés du maître autel. Et Marie aussi s'avança, ne s'arrêta qu'en bas des marches, avec son chariot, dont les fortes roues sonnaient sur les dalles. Elle l'avait amené où la sainte folie de son désir rêvait de le monter, lui si douloureux et si pauvre, dans la splendeur de la maison de Dieu, pour qu'il y fût la preuve du miracle. Dès l'entrée, les orgues avaient éclaté en un chant triomphal, une acclamation tonitruante de peuple heureux, d'où se dégagea bientôt une céleste voix d'ange, d'une allégresse aiguë, pure comme le cristal. L'abbé Judaine venait de poser le Saint-Sacrement sur l'autel, la foule achevait d'emplir la nef, chacun prenait sa place, se tassait, en attendant que la cérémonie commençât. Tout de suite, Marie était tombée à genoux, entre madame de Jonquière et Raymonde, dont les yeux restaient humides d'attendrissement; pendant que le père Massias, à bout de force, après la crise d'extraordinaire tension nerveuse qui le soulevait depuis la Grotte, sanglotait, effondré à terre, la face dans les mains. Derrière, Pierre et Berthaud demeuraient debout, ce dernier toujours en surveillance, l'oeil aux aguets, veillant au bon ordre, même au milieu des plus fortes émotions.